literary_passage
stringlengths 161
970
| literary_analysis
stringlengths 716
3.91k
|
---|---|
Analyse ce passage :
(Germinal de Zola, L'ascenseur vorace, partie 1
Il ne comprenait bien qu'une chose : le puits avalait des hommes par bouchées de vingt et de trente, et d'un coup de gosier si facile, qu'il semblait ne pas les sentir passer. Dès quatre heures, la descente des ouvriers commençait. Ils arrivaient de la baraque, pieds nus, la lampe à la main, attendant par petits groupes d'être en nombre suffisant. Sans un bruit, d'un jaillissement doux de bête nocturne, la cage de fer montait du noir, se calait sur les verrous, avec ses quatre étages contenant chacun deux berlines pleines de charbon.
| Étienne Lantier, le personnage principal, est le fils de Gervaise et Auguste Lantier, le couple qui se trouve au centre de l'Assommoir. Selon les principes naturalistes, ce personnage porte donc une lourde hérédité d'alcoolisme et de violence. C'est pourtant un personnage très positif qui se comporte de façon héroïque dans le roman. C'est donc à travers le regard d'Étienne Lantier, que nous découvrons la mine pour la première fois. Les marques de subjectivité (perceptions, émotions) se rapportent toutes au même personnage, c'est ce qu'on appelle la focalisation interne. « il ne comprenait bien qu'une chose » le lecteur accompagne le Héros dans son observation. Le verbe « sembler » notamment, indique bien que le regard est subjectif. Le point de vue d'Étienne qui provient de l'extérieur de la mine va teinter toute le passage d'une atmosphère fantastique. L'ascenseur est comme un animal fabuleux, une « bête nocturne ». Avec le verbe « avaler » le « gosier », la mine est personnifiée : on lui attribue des caractéristiques habituellement réservées à des êtres animés. La mine dévore des êtres humains, qui lui sont apportés dans des convois qui ne sont pour lui que des bouchées. On peut penser au Minotaure, le monstre de la mythologie grecque, qui lui aussi se trouve dans un labyrinthe, et qui, lui aussi, reçoit en pâture des êtres humains. Le Minotaure sera tué par le Héros Thésée. Par ailleurs, ce personnage de la mythologie grecque est descendu aux enfers et en est revenu. Cela annonce le parcours d'Étienne à travers me roman. Avec ces références, Zola, nous montre la dimension atemporelle des angoisses humaines, et leur matérialisation dans l'invention contemporaine de la mine de charbon, comparable à un enfer sur terre. La descente aux enfers, dans la mythologie antique, on appelle ça une catabase. En même temps, Zola fait le travail d'un écrivain naturaliste bien documenté. On connaît précisément l'heure d'arrivée des ouvriers, le nom donné à leurs habitations, le nombre d'étages, le nom donné aux wagons qui servent à transporter le charbon, etc. Mais ce récit du travail des ouvriers n'est pas un simple compte-rendu objectif. Zola souligne la misère des mineurs et la difficulté de leur travail : ils n'ont pas de chaussures « pieds nus » ; ils commencent la journée extrêmement tôt « quatre heures » ; n'ayant pas de lumière dans les couloirs, ni sur leur casque, ils sont obligés de porter les lampes à la main. La promiscuité est importante, ils attendent d'être en « nombre suffisant » pour monter dans l'ascenseur. On comprend qu'ils sont obligés de s'y entasser pour limiter le nombre d'aller-retour. En face de la difficulté du travail humain, le fonctionnement de la machine semble étonnamment facile. « Il semblait ne pas les sentir passer » le mouvement de l'ascenseur s'effectue « sans un bruit » dans un « jaillissement doux ». Lorsqu'il s'arrête, le mouvement n'est pas brusque : il « se cale sur les verrous ». Cette mécanique bien huilée fait ressortir par contraste la pénibilité du travail des ouvriers. |
Analyse ce passage :
(Germinal de Zola, L'ascenseur vorace, partie 2
Des moulineurs, aux différents paliers, sortaient les berlines, les remplaçaient par d'autres, vides ou chargées à l'avance des bois de taille. Et c'était dans les berlines vides que s'empilaient les ouvriers, cinq par cinq, jusqu'à quarante d'un coup, lorsqu'ils tenaient toutes les cases. Un ordre partait du porte-voix, un beuglement sourd et indistinct, pendant qu'on tirait quatre fois la corde du signal d'en bas, « sonnant à la viande », pour prévenir de ce chargement de chair humaine. Puis, après un léger sursaut, la cage plongeait silencieuse, tombait comme une pierre, ne laissait derrière elle que la fuite vibrante du câble. | Ce passage nous donne également le vocabulaire spécifique au travail des mineurs, avec les « moulineurs », les « paliers », le « bois de taille ». Les notations de l'écrivain naturaliste sont précises et chiffrées : « 5 par 5 … jusqu'à 40 d'un coup … la corde du signal est tirée 4 fois ». Mais comme tout à l'heure, ce n'est pas un regard complètement objectif. Le verbe « s'empiler » par exemple révèle bien le point de vue de l'auteur qui dénonce l'entassement des ouvriers, et le danger que cela représente. Cela prépare la scène d'accident de la dernière partie, quand l'anarchiste Souvarine sabote le matériel. C'est ce qu'on appelle une prolepse : une annonce plus ou moins explicite de la suite du roman. La métaphore de la dévoration va dans le même sens, avec le « chargement de chair humaine ». L'expression « "sonnant à la viande" » est entre guillemets, ce qui indique bien que c'est une expression utilisée par les ouvriers eux-mêmes. Le mot « cage » qui désigne l'ascenseur dénonce l'enfermement et l'absence de liberté des travailleurs. Le sursaut est « léger » , la cage « plonge » comme dans de l'eau, elle « tombe comme une pierre » c'est-à-dire avec un mouvement très rapide et régulier. Les êtres humains sont les rouages vivants d'une machine complexe et immense qui les absorbe. « un ordre partait … on tirait … » L'ordre, imprécis avec l'article indéfini, l'absence de sujet humain pour le verbe « partir », le pronom « on » indéfini... Tout cela renforce l'impression d'une grande machine dont le conducteur est anonyme. En parlant notamment des actionnaires propriétaires du site, Zola évoquera une divinité tapie dans l'ombre. L'image du minotaure est encore présente ici regardez : le « beuglement sourd et indistinct » ce n'est pas un hasard si Zola choisit le cri du bovin : le minotaure est une créature mi-homme, mi-taureau. Autre référence au mythe du minotaure. Vous savez que Thésée à pu retrouver son chemin grâce au fil d'Ariane. Quand les hommes disparaissent, il ne reste plus que le câble de l'ascenseur. |
Analyse ce passage :
(Germinal de Zola, L'ascenseur vorace, partie 3
— C'est profond ? demanda Étienne à un mineur, qui attendait près de lui, l'air somnolent.
— Cinq cent cinquante-quatre mètres, répondit l'homme. Mais il y a quatre accrochages au-dessus, le premier à trois cent vingt.
Tous deux se turent, les yeux sur le câble qui remontait. Étienne reprit :
— Et quand ça casse ?
— Ah ! quand ça casse...
Le mineur acheva d'un geste.
| Étienne s'adresse à un mineur, ce n'est pas un personnage précis, il est désigné par un article indéfini « un ». Ce qui est impressionnant pour Étienne est tout à fait banal pour lui. Il est 4h du matin, il est « somnolent ». Cette indication est lourde de sens : les travailleurs ne perçoivent plus l'exploitation dont ils sont victimes. Il faut un regard qui provient de extérieur de la mine, pour faire voir toute l'horreur de la situation. C'est un peu le même procédé que dans le Candide de Voltaire, ou les Lettres Persanes de Montesquieu : le regard naïf du personnage qui provient de l'extérieur de la mine permet de mieux dénoncer une situation choquante. Zola s'inscrit dans une tradition d'écrivains engagés. On retrouve dans le dialogue le mélange de discours informatif et de tonalité fantastique. Par exemple, les dimensions de la mine sont à la fois rigoureusement chiffrées, et vertigineuses, se prolongeant à la fois vers bas avec la profondeur et vers le haut avec les 4 accrochages qui se trouvent au-dessus. La question d'Étienne révèle l'un des aspects les plus choquants de ces conditions de travail : les mineurs risquent leur vie quotidiennement. « Et quand ça casse ? » Derrière cette question, il y a sans doute une autre question : est-ce que ça casse ? Mais le danger que représente cet ascenseur est déjà implicitement reconnu. C'est ce qu'on appelle un présupposé : une information implicitement reconnue comme vraie par celui qui parle. La réponse du mineur est dramatisée par les points de suspension, et par le geste que le lecteur ne peut que deviner. Une phrase qui reste en suspens comme ça, pour marquer une réticence ou une émotion, c'est ce qu'on appelle une aposiopèse. Le verbe « achever » nous laisse deviner qu'il s'agit d'un signe de mort. Quand il y a un accident, personne ne survit. |
Analyse ce passage :
(Germinal de Zola, L'ascenseur vorace, partie 4
Son tour était arrivé, la cage avait reparu, de son mouvement aisé et sans fatigue. Il s'y accroupit avec des camarades, elle replongea, puis jaillit de nouveau au bout de quatre minutes à peine, pour engloutir une autre charge d'hommes. Pendant une demi-heure, le puits en dévora de la sorte, d'une gueule plus ou moins gloutonne, selon la profondeur de l'accrochage où ils descendaient, mais sans un arrêt, toujours affamé, de boyaux géants capables de digérer un peuple. Cela s'emplissait, s'emplissait encore, et les ténèbres restaient mortes, la cage montait du vide dans le même silence vorace.
| À la fin de notre passage, Zola parachève la métaphore de la mine comparée à un monstre affamé : elle « engloutit les hommes » elle les « dévore d'une gueule gloutonne ». Le dernier mot du passage est révélateur, et cristallise toutes les caractéristiques monstrueuses de la mine : vorace. Cet adjectif entre en écho avec le nom même de la mine « Le Voreux » qui sonne alors comme le nom propre du monstre, lui-même défini par sa caractéristique principale, sa gloutonnerie. Un nouvel aspect de la métaphore est alors développé ici : la faim de ce monstre est infinie. Le préfixe propre à la répétition est utilisé plusieurs fois « reparu ... replongea » avec de nombreux adverbes qui insistent sur la répétition des actions : « de nouveau … sans arrêt … toujours … encore ». Le verbe « emplir » est répété deux fois. La mine semble devoir avaler éternellement des hommes, sans jamais les rendre. En effet, les mineurs semblent disparaître pour de bon : « les ténèbres restaient mortes ». Lorsque l'ascenseur disparaît, ils sont remplacés par le vide et le silence. L'horreur est accentuée par la persévérance de Zola à filer la métaphore : si la mine est un monstre, alors l'ascenseur représente sa gueule, et les galeries représentent ses boyaux et son système digestif. « Capables de digérer un peuple » : l'appétit du monstre est si colossal qu'il pourrait avaler une population entière. C'est une hyperbole, un effet d'amplification. Le mot « peuple » n'est pas utilisé par hasard, il est connoté politiquement. Le peuple est dévoré : cela fait surgir toute la puissance symbolique de la grande fresque que Zola compose à travers ce roman. Les ouvriers engloutis par l'ascenseur représentent en fait toute une classe sociale victime de la révolution industrielle. |
Analyse ce passage :
(Germinal de Zola, La Révolution, partie 1
Les femmes avaient paru, près d'un millier de femmes, aux cheveux épars dépeignés par la course, aux guenilles montrant la peau nue, des nudités de femelles lasses d'enfanter des meurt-de-faim. Quelques-unes tenaient leur petit entre les bras, le soulevaient, l'agitaient, ainsi qu'un drapeau de deuil et de vengeance. D'autres, plus jeunes, avec des gorges gonflées de guerrières, brandissaient des bâtons ; tandis que les vieilles, affreuses, hurlaient si fort, que les cordes de leurs cous décharnés semblaient se rompre. | Zola nous peint un véritable tableau, en mouvement, de façon saisissante. C'est une figure de style qui s'appelle l'hypotypose : donner à voir une scène animée et frappante. Le sens de la vue est très présent dans les verbes d'action, qui représentent tout en mouvement : « paraître … montrer … soulever … agiter … sembler. » Le sens de l'ouïe est aussi très présent avec les hurlements des vieilles femmes, et les redoublement de consonnes « les femelles lasses d'enfanter des meurt-de-faim … le drapeau de deuil … gorges gonflées … brandissant des bâtons … les cordes de leur cous ... » La répétition d'une même consonne, c'est ce qu'on appelle une allitération. Le tableau s'organise ici en plusieurs volets : d'abord les femmes, ensuite les hommes. Parmi les femmes, nous avons d'abord les mères « tenant leurs petits » puis les « jeunes … brandissant des bâtons » et enfin les « vieilles qui hurlent » N'ayant pas vraiment d'armes, elles utilisent ce qu'elles ont : leurs enfants, des bâtons, leur cris. À travers ces différentes attitudes, on peut reconnaître des références à l'antiquité : les amazones, ce peuple de femmes guerrières redoutées par les grecs. On peut aussi penser aux furies, ces divinités qui viennent tourmenter ceux qui sont coupables de crimes. Zola utilise ces références antiques pour mieux souligner la force intemporelle de ce tableau. Les femmes perdent leur pudeur et sont animalisées « les cheveux sont épars, les guenilles montrent la peau nue » Zola insiste sur cette « nudités des femelles ». Est-ce qu'il essaye seulement de choquer son lecteur ? À son époque, on a beaucoup caricaturé Zola, et on lui a reproché de faire de la pornographie. Il ne faut pas s'arrêter là, car cette animalisation a un sens, elle vient servir son propos d'écrivain engagé : les personnages sont déshumanisés par leur condition sociale. Les femmes sont les premières à déferler, car elles sont directement concernées par la nécessité qui menace leurs enfants. Zola pense bien sûr à la révolution française. Avant même la prise de la Bastille, les femmes avaient marché dès 1788 sur Versailles, pour réclamer du pain. « Elles soulèvent leurs petits ainsi qu'un drapeau » c'est une métaphore : les enfants sont comparés à un drapeau. Quel est le point d'analogie ? Les deux représentent une cause pour laquelle il faut se battre : l'avenir. « lasses d'enfanter des meurt-de-faim » avec cette expression, Zola va plus loin que la simple apparence, il explique la dégradation des corps de femme qu'il nous montre. Pourquoi perdent-elles leur humanité ? Parce qu'il leur manque le nécessaire pour vivre et pour faire vivre leurs enfants. Ainsi, le verbe « enfanter » vient directement s'opposer à l'expression « meurt-de-faim » la vie débouche immédiatement sur la mort. Et les hommes déboulèrent ensuite, deux mille furieux, des galibots, des haveurs, des raccommodeurs, une masse compacte qui roulait d'un seul bloc, serrée, confondue, au point qu'on ne distinguait ni les culottes déteintes ni les tricots de laine en loques, effacés dans la même uniformité terreuse. Zola s'est beaucoup documenté sur les différents métiers des mineurs : les galibots creusent la pierre, les haveurs extraient le minerai, les raccomodeurs consolident les tunnels. |
Analyse ce passage :
(Germinal de Zola, La Révolution, partie 2
Les yeux brûlaient, on voyait seulement les trous des bouches noires, chantant la Marseillaise, dont les strophes se perdaient en un mugissement confus, accompagné par le claquement des sabots sur la terre dure. Au-dessus des têtes, parmi le hérissement des barres de fer, une hache passa, portée toute droite ; et cette hache unique, qui était comme l'étendard de la bande, avait, dans le ciel clair, le profil aigu d'un couperet de guillotine.
| On retrouve la confusion, le mélange de tous les révoltés dans une masse informe, avec quelques points qui ressortent : on voit seulement « les yeux » et « les trous des bouches noires ». Dans son évolution picturale le tableau de Zola devient presque abstrait. Le regard du lecteur se mêle ainsi au regard effrayé des bourgeois qui observent la scène, depuis un hangar abandonné. L'effet d'immersion est renforcé par l'ambiance sonore qui est particulièrement riche avec les allitérations en "m" qui viennent appuyer les mots qui se rapportent au sens de l'ouïe : la Marseillaise, les mugissements, le claquement... Ce paragraphe contient toutes les marques du registre épique, regardez. Le champ lexical de la guerre est très présent : bruler, hérissement des barres de fer, hache, étendard, couperet… Les chiffres des troupes sont donnés en gros : mille femme puis deux mille hommes, en plus, leur nombre augmente fortement, il est même doublé. Les phrases sont longues, et même de plus en plus longues. Les pluriels sont nombreux : les yeux, les trous, les strophes, des sabots, etc. On trouve enfin des figures d'amplification : la métaphore des yeux qui brûlent donne à voir le désir de destruction des révoltés. Ce regard s'élève au-dessus des têtes puis au-dessus du hérissement des barres de fer jusqu'à la hache qui est portée très haut. « Cette hache unique » vient concentrer tous les effets, qui sont, pour ainsi dire montés en épingle dans cette image. D'abord c'est un effet cinématographique saisissant, avec un zoom qui part d'une vaste foule pour se concentrer sur un profil unique qui se découpe sur le ciel. Ensuite, l'image de l'étendard vient renforcer et redoubler la métaphore des enfants portés comme un drapeau par les femmes. La vie évoquée au début du paragraphe s'est transformée en promesse de mort. La hache n'est pas ensanglantée, mais par un effet de glissement, on devine que c'est bien de couleur rouge que doit être cet étendard. Zola donne de cette manière toute sa dimension à la fois dramatique et picturale au passage. « Oh ! superbe ! » dirent à demi-voix Lucie et Jeanne, remuées dans leur goût d'artistes par cette belle horreur. Notre regard est maintenant pris en charge par ces deux personnages, qui deviennent les yeux du lecteur dans cette scène effrayante. Pour mieux situer les personnages. Lucie et Jeanne sont les deux filles de Deneulin, le propriétaire de la petite mine de Jean Bart. Elles sont toutes les deux artistes : l'une veut peindre et l'autre veut chanter. Ce n'est pas anodin si nous sommes d'abord amenés à voir cette scène avec un regard d'artiste. Ce tableau prend une dimension de manifeste esthétique. Zola se moque gentiment de ces deux petites bourgeoises qui se veulent artistes et qui s'exclament à haute voix malgré le danger ! La beauté n'est pas une fin en soi. Zola utilise des procédés stylistique pour susciter un sentiment d'indignation. La beauté est au service d'un projet d'écrivain engagé. Mais chez Zola rien n'est manichéen, c'est à dire que rien n'est tout noir ou tout blanc. Jeanne et Lucie sont deux jeunes filles : nées du côté des exploitants, elles restent cependant innocentes. Ainsi la méthode expérimentale du Naturaliste invite le lecteur à comprendre les mécanismes qui sont à l'oeuvre dans les mouvements sociaux. |
Analyse ce passage :
(Germinal de Zola, La Révolution, partie 3
Elles s'effrayaient pourtant, elles reculèrent près de Mme Hennebeau, qui s'était appuyée sur une auge. L'idée qu'il suffisait d'un regard entre les planches de cette porte disjointe, pour qu'on les massacrât, la glaçait. Négrel se sentait blêmir, lui aussi, très brave d'ordinaire, saisi là d'une épouvante supérieure à sa volonté, une de ces épouvantes qui soufflent de l'inconnu. Dans le foin, Cécile ne bougeait plus. Et les autres, malgré leur désir de détourner les yeux, ne le pouvaient pas, regardaient quand même. | Zola dépeint un à un tous ces personnages de la haute société. « Mme Hennebeau … Négrel … Cécile … les autres ». On progresse dans l'ordre : d'abord ceux qui sont les plus proches de la porte jusqu'à ceux qui se trouvent au fond du hangar. D'abord, Lucie et Jeanne, qui regardaient à travers les fentes des planches, reculent. Puis Mme Hennebeau, un peu plus loin, défaille. Elle est obligée de s'appuyer sur une auge, le récipient dans lequel mangent les animaux. La déchéance de cette dame riche crée un effet de contraste très fort. C'est une situation symbolique. En effet, tous ces personnages désoeuvrés, habitués au confort de leur maison luxueuse se retrouvent soudainement, pour ainsi dire, sur la paille. Cette scène de frayeur dans le hangar s'oppose en tout point aux scènes de repas où Madame Hennebeau sert des mets raffinés à ses convives. D'ailleurs Mme Hennebeau n'est pas une personne sympathique. Épouse du propriétaire de la mine de Montsou, c'est une femme perverse qui trompe son mari avec son propre neveu, Négrel. Ainsi, ces deux personnages forment un couple symbolique. En face des relations brutales et transparentes des ouvriers, ils représentent les relations perverses et dissimulées de la haute société. « Négrel » est « très brave d'ordinaire » En effet, il a l'habitude de traiter avec les ouvriers. Par exemple, on le voit au début du roman descendre dans la mine pour vérifier la solidité des boisages. Mais il représente aussi l'oppression, car c'est par lui que se font connaître les décisions de la direction, les baisses de salaire, etc. Ainsi, à travers la frayeur de Mme Hennebeau et Négrel, Émile Zola nous invite à prendre parti. La violence visible et bruyante de la révolte ouvrière n'est que le résultat d'une violence sociale qui s'exerce habituellement de façon invisible, souterraine et en silence. « Malgré leur désir de détourner les yeux, ils regardaient quand même » C'est la définition même de la fascination. Les personnages qui sont piégés dans le hangar sont le vecteur du regard du lecteur. Ils sont eux-mêmes au plus proche de la scène. Nous les observons comme un théâtre dans le théâtre, et nous nous identifions à eux. Tout cela permet à Zola d'intensifier au maximum l'effet d'immersion. |
Analyse ce passage :
(Germinal de Zola, Excipit, partie 1
Mais Étienne, quittant le chemin de Vandame, débouchait sur le pavé. À droite, il apercevait Montsou qui dévalait et se perdait. En face, il avait les décombres du Voreux, le trou maudit que trois pompes épuisaient sans relâche. Puis, c’étaient les autres fosses à l’horizon, la Victoire, Saint-Thomas, Feutry-Cantel ; tandis que, vers le nord, les tours élevées des hauts fourneaux et les batteries des fours à coke fumaient dans l’air transparent du matin. S’il voulait ne pas manquer le train de huit heures, il devait se hâter, car il avait encore six kilomètres à faire.
| En cette fin de roman, le lecteur accompagne le cheminement d'Étienne qui quitte la mine. Notre regard est promené en même temps que celui du personnage principal, regardez : on débouche sur le pavé, puis on regarde à droite, en face, puis les autres fosses. Nous avons même accès aux pensées d'Étienne « il devait se hâter ». C'est ce qu'on appelle une focalisation interne : toutes les marques de subjectivité (regard, pensées, etc.) se rapportent à un même personnage. L'énumération des différentes fosses, c'est un peu le bilan de cette histoire : Vandame qui a changé de propriétaire, Montsou qui s'agrandit sans cesse de nouvelles galeries, le Voreux qui s'est effondré à cause du sabotage de Souvarine, etc. La description est donc d'abord une description réaliste, qui obéit notamment à l'esthétique naturaliste de Zola, très documenté, avec un chiffrage précis, un vocabulaire technique : par exemple, on a les trois pompes, les hauts fourneaux, les fours à coke. Mais on retrouve en même temps les divers aspects fantastiques de la mine qui ont été mis en place tout au long du roman. Le Voreux nous laisse entendre le mot vorace : c'est un monstre qui engloutit des hommes, une bête mythologique comparable au minotaure. Les pompes esquissent des formes tentaculaires. La fumée dans l'air transparent du matin, évoque une respiration chaude qui se condense. Les verbes utilisés sont révélateurs : Montsou dévale et se perd, comme une créature en mouvement. Le Voreux est épuisé sans relâche par les pompes : la personnification passe par les verbes d'action. La personnification consiste à attribuer des propriétés humaines ou animales à une chose inanimée. La périphrase « Le Voreux, trou maudit » vient nous rappeler toutes les métaphores infernales utilisées dès le début du roman. La mine est comme une région du royaume de Pluton. Pluton est le dieux des morts chez les romains, son nom signifie littéralement « Le Riche » car il accueille sans cesse de nouveaux venus, sans jamais les laisser partir. Ainsi, Étienne quitte cet enfer, comme certains héros de l'antiquité : Orphée le poète, Thésée et Ulysse les héros astucieux, Hercule le combattant. Et en effet Étienne a été tour à tour celui qui a fasciné les mineurs par ses discours syndicalistes, celui qui a mis en place la caisse de prévoyance, et celui qui s'est battu lors de la grande grève. En cette fin de roman, le personnage principal de Germinal prend vraiment la stature d'un Héros. Dans la mythologie, la descente aux enfers est un motif récurrent, appelé la catabase. |
Analyse ce passage :
(Germinal de Zola, Excipit, partie 2
Et, sous ses pieds, les coups profonds, les coups obstinés des rivelaines continuaient. Les camarades étaient tous là, il les entendait le suivre à chaque enjambée. N'était-ce pas la Maheude, sous cette pièce de betteraves, l'échine cassée, dont le souffle montait si rauque, accompagné par le ronflement du ventilateur ? À gauche, à droite, plus loin, il croyait en reconnaître d'autres, sous les blés, les haies vives, les jeunes arbres. | Étienne vient de faire ses adieux à ses anciens camarades. La Maheude était farouchement opposée à la reprise du travail, mais comme son mari est mort, elle est obligée de retourner dans la mine. Lorsque Étienne pense à elle, il la revoit très diminuée physiquement « l'échine cassée … le souffle rauque » ce sont les maladies habituelles des mineurs. L'échec de la grève a installé la résignation. Tous les travailleurs sont redescendus, et la compagnie en a profité pour imposer des baisses de salaires déguisées sous de nouveaux modes de calcul du boisage et de la berline. Pourtant, à travers le regard d'Étienne, nous voyons que l'espoir est toujours présent. Vous allez voir que la métaphore de l'espoir est particulièrement originale. En effet, habituellement, l'espoir est un oiseau, une colombe, un rameau d'olivier… Non, ici l'espoir est un coup de pioche, souterrain et surtout obstiné. Cet acharnement des travailleurs, c'est l'inverse de la résignation. La double répétition du mot coup vient illustrer cette persévérance. Ces coups sont comme scandés à travers tout le passage. Avec la multiplication des indicateurs spatiaux, on a l'impression d'entendre ces coups qui proviennent de partout « sous ses pieds … sous cette pièce de betterave … à gauche, à droite, plus loin … sous les blés ». En plus, le mouvement est ascendant, regardez, les plantes énumérées sont de plus en plus hautes : la pièce de betteraves puis les blés, ensuite, les haies vives, et enfin, les jeunes arbres. C'est une gradation : une progression croissante dans une énumération. La métaphore qui est construite ici est le point d'aboutissement de tout le roman : les travailleurs souterrains sont des graines prêtes à germer. Les idées de liberté, d'égalité, de fraternité, finiront par éclore. Malgré leur condition d'ouvriers exploités, ils portent l'espoir d'un monde meilleur. |
Analyse ce passage :
(Germinal de Zola, Excipit, partie 3
Maintenant, en plein ciel, le soleil d'avril rayonnait dans sa gloire, échauffant la terre qui enfantait. Du flanc nourricier jaillissait la vie, les bourgeons crevaient en feuilles vertes, les champs tressaillaient de la poussée des herbes. De toutes parts, des graines se gonflaient, s'allongeaient, gerçaient la plaine, travaillées d'un besoin de chaleur et de lumière. Un débordement de sève coulait avec des voix chuchotantes, le bruit des germes s'épandait en un grand baiser. Encore, encore, de plus en plus distinctement, comme s'ils se fussent rapprochés du sol, les camarades tapaient.
| « Maintenant » c'est un moment de basculement. Alors que tout le roman se passe dans l'ombre de la mine, ce dernier paragraphe, lumineux, vient s'opposer à cette atmosphère obscure. La terre est comparée à une mère, elle enfante, c'est un flanc nourricier. La vie qui jaillit, les bourgeons qui crèvent, les herbes qui poussent, les graines qui se gonflent, la sève qui coule, les germes qui s'épandent, le grand baiser, tout cela représente une grande énergie naturelle, et symbolise une confiance dans l'avenir. Tous les verbes sont des verbes d'action, qui évoquent le mouvement. Ce sont même des mouvements montrés en accéléré : « les bourgeons crèvent en feuilles vertes ». À peine le bourgeon est-il évoqué qu'il s'est déjà transformé en feuille verte ! Regardez aussi comment les éléments naturels sont personnifiés. Le soleil, nom masculin, est le sujet du verbe échauffer. La terre nom féminin, en est le complément d'objet. Ce sont comme deux divinités qui s'accouplent. On peut penser à la mythologie grecque : Gaïa la déesse mère est fécondée par Ouranos, le ciel. => La figure de style employée ici, c'est l'allégorie : la personnification d'un principe abstrait. Ce passage est donc très sensuel, avec des perceptions variées, toujours très positives. > Le sens de la vue d'abord avec le soleil, le verbe rayonner, et la lumière... > Le sens du toucher est très présent aussi, avec une sensation de chaleur, et le participe présent échauffant… Mais c'est surtout l'ambiance sonore qui permet de construire la grande métaphore, avec les « voix chuchotantes … le bruit des germes … les camarades qui tapent ». > Le jaillissement est accompagné d'assonances en i : « du flanc nourricier jaillissait la vie » une assonance, c'est le retour d'un son voyelle. > La germination est accompagnée d'une allitération en r « le bruit des germes s'épandait en un grand baiser, encore, encore » l'allitération, c'est le retour d'un son consonne. > Les coups de pioche sont illustrés par des allitération en K « Encore, encore, distinctement, comme s'ils se fussent rapprochés, les camarades tapaient. » En mettant ainsi en parallèle le bruit de la germination avec celui des coups de pioche, Zola file la métaphore des travailleurs qui sont comme des graines. Les coups sont de plus en plus distincts « comme s'ils se fussent rapprochés du sol » : les mineurs vont dans le même sens que les plantes qui poussent, ils participent à un grand mouvement ascendant. Ce mouvement vertical vers le haut est en miroir du mouvement vertical vers le bas qui ouvre le roman. |
Analyse ce passage :
(Germinal de Zola, Excipit, partie 4
Aux rayons enflammés de l'astre, par cette matinée de jeunesse, c'était de cette rumeur que la campagne était grosse. Des hommes poussaient, une armée noire, vengeresse, qui germait lentement dans les sillons, grandissant pour les récoltes du siècle futur, et dont la germination allait faire bientôt éclater la terre.
| Cette fin de roman est teintée d'un registre épique, qui est plus particulièrement visible dans la dernière phrases. On y trouve le champ lexical de la guerre avec l'armée vengeresse. Les phrases sont longues, et même de plus en plus longues. Les pluriels sont nombreux, créant une impression de multitude : les hommes,les sillons, les récoltes. On trouve enfin des figures d'amplification, notamment dans les verbes grandir, germer, pousser. Cette dimension épique permet à Zola de concentrer tous les effets de sa métaphore filée : « cette matinée … cette rumeur » la répétition des pronoms démonstratifs permet à Zola de mettre sous nos yeux tout le paysage visuel et sonore construit au début du paragraphe. On retrouve ainsi toutes les métaphores du passage dans une seule image : la rumeur, nourrie par le soleil comme les plantes, est prête à être enfantée par la campagne qui est « grosse ». Le sujet du verbe « pousser » est « des hommes ». Le sujet du verbe « germer » est « une armée noire ». Ainsi, toutes les images des plantes qui s'épanouissent et que nous avons vues, avec les bourgeons, les feuilles etc. sont maintenant remplacées par les mineurs, comme s'ils sortaient eux-mêmes de terre. C'est à ce moment-là que Zola explicite toute la dimension générale et symbolique de son image... « Les camarades tapaient » jusque là, nous sommes bien dans une focalisation interne à Étienne, qui pense à ses anciens collègues, et qui les entend sous ses pieds. Mais maintenant ce sont « des hommes » : ils prennent une dimension générale et représentent l'humanité. Ainsi le point de vue de Zola vient progressivement se substituer à celui de son personnage. C'est d'abord un regard rétrospectif qui se projette dans le passé. L'armée noire nous rappelle les épisodes de révolte. La vengeance repose bien sur la mémoire des souffrances endurées. Mais c'est aussi un regard qui se projette dans l'avenir, avec une dimension prophétique : « la germination allait bientôt faire éclater la terre » Ce mot « bientôt » donne toute sa force à l'affirmation prophétique. Zola parle même du « siècle futur ». Vous vous souvenez, on est en 1885 ; le siècle futur, le 20e siècle, débute dans une quinzaine d'année seulement. Ainsi, la petite histoire des mineurs de Montsou rejoint en fait un mouvement historique bien plus long et bien plus profond : « L'armée noire germe lentement dans les sillons » cette lenteur, c'est la lenteur de l'Histoire avec un grand H. Le roman de Zola apparaît alors comme un apologue : un discours narratif dont on tire une morale, comme une fable. C'est le cas ici, la révolte des mineurs s'inscrit dans un mouvement historique et devient comme une grande allégorie de la lutte des classes, et du long mûrissement des idées progressistes. |
Analyse ce passage :
(Élégies et Sonnets de Louise Labé, Je vis, je meurs, partie 1
Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie ;
J'ai chaud extrême en endurant froidure :
La vie m'est et trop molle et trop dure.
J'ai grands ennuis entremêlés de joie.
| La flamme, métaphore du sentiment amoureux, parce que les deux brûlent et consument : c’est un lieu commun de la poésie Pétrarquiste. On peut parler de topos littéraire, et on dirait aujourd’hui que c’est un cliché. Mais Louise Labé va inclure cette image dans un réseau beaucoup plus large, qui renouvelle toute la représentation du sentiment amoureux, vous allez voir. On peut commencer par relever les antithèses : vivre et mourir, le feu et l’eau, la chaleur et le froid, le mou et le dur, les ennuis et la joie. Sa représentation du sentiment amoureux entre tout de suite dans une esthétique des contrastes. Mais ça va plus loin, car il y a quelque chose de totalisant dans tout ça : vivre et mourir, c’est complémentaire, ça implique l’être tout entier. Les 4 éléments aussi évoquent un tout : l’eau, le feu, les sensations physiques se rapprochent de l’élément terrestre, les émotions moins palpables désignent l’élément aérien. Cela peut nous paraître étrange aujourd’hui, mais toutes ces correspondances symboliques sont très vivantes à l’époque. Par exemple, « brûler » et « noyer » renvoient aux tourments des enfers. Ce qui fait souffrir le corps est aussi ce qui fait souffrir l’âme. Tout ne forme qu’un : le sentiment que Louise Labé décrit dépasse l’individu. Les hyperboles, les figures d’exagération, sont très présentes dans le quatrain : « extrême … trop … trop … grands » ce sont des émotions excessives, qui dépassent l’individu. La musicalité et le rythme vont dans le même sens : les allitérations, retour de sons consonnes, représentent des sensations excessives, avec le R et les dentales T et D. Enfin, pour respecter la métrique, il faut prononcer le -e muet de « molle » comme une syllabe entière : « et trop molle et trop dure ». Normalement, on devrait avoir une élision : on ne prononce pas le -e muet devant un mot qui commence par une voyelle. C’est ce qu’on appelle un hiatus : la rencontre de deux voyelles appartenant à des mots distincts. Dès le premier vers, on trouve les thèmes principaux de la mélancolie et de l’élégie. « Je vis, je meurs » est-ce que c’est aussi contradictoire que ça ? C’est un lieu commun de dire que ce qui vit est précisément aussi en train de mourir. Si l’on se projette suffisamment dans le temps, tout se termine par la mort. On commence donc par une référence à la vanité, très présente à l’époque, dans la peinture, dans le registre élégiaque. « La vie m’est et trop molle et trop dure » : les deux états opposés sont présentés dans un parallélisme, la répétition d’une même construction. Pour respecter cet équilibre, on a un « et » supplémentaire, c’est ce qu’on appelle une polysyndète : une conjonction de coordination inutile. Les deux états se succèdent et pourtant, ils sont simultanés. La ponctuation est heurtée, avec de nombreuses virgules, une phrase longue, suivie d’une phrase courte. On peut certainement voir dans cette temporalité instable une influence baroque. Le sentiment amoureux provoque la confusion. Toutes les marques du lyrisme sont là : une expression des sentiments à la première personne, de manière musicale. Et pourtant le propos reste très général, c’est peut-être ce qui explique l’article défini générique : c’est-à-dire, qui désigne un concept. Ce n’est pas la vie de la poétesse en particulier, mais le concept de vie elle-même qui est évoqué. D’ailleurs, malgré la première personne qu’on retrouve partout, Louise Labé ne dit pas « ma vie » justement. Impossible de rétablir un ordre logique : les phrases s’enchaînent sans relation: cela participe à la confusion temporelle, mais, cela permet aussi de créer un effet de mystère qui intrigue le lecteur, la cause de ces symptômes sera retardée le plus possible. |
Analyse ce passage :
(Élégies et Sonnets de Louise Labé, Je vis, je meurs, partie 2
Tout à un coup je ris et je larmoie,
Et en plaisir maint grief tourment j'endure ;
Mon bien s'en va, et à jamais il dure ;
Tout en un coup je sèche et je verdoie.
| On retrouve toutes les marques du lyrisme : la première personne, et des sentiments très forts « larmoie … tourment ». On retrouve une certaine musicalité de la souffrance avec les allitérations en R. Mais en même temps, pas d’exclamations d’interrogations, d’interruptions : ce n’est pas vraiment une complainte, car les faits sont rapportés en toute simplicité, comme un témoignage, comme une observation des sentiments humains, peu importe la personne. Ce lyrisme se veut universel. Tout au long du poème, les marques du féminin ou du masculin sont soigneusement évitées : elle n’est pas riante, larmoyante, sèche ou verdoyante... Les verbes sont conjugués directement. Qu’on soit homme ou femme, on peut lire ce sonnet sans modifications. Il est conçu pour être universel. Le fait que toutes les rimes soient féminines ici me laisse penser que c’est peut-être une volonté de Louise Labé d’inclure justement aussi les femmes dans l’expression poétique. Exactement comme dans le premier quatrain, la poétesse représente le sentiment amoureux avec des antithèses. La conjonction de coordination « et » a presque toujours une valeur d’opposition. Les contrastes sont en plus renforcés par des parallélismes de construction « je ris et je larmoie … je sèche et je verdoie ». Le registre élégiaque est bien présent « mon bien s’en va » : la mélancolie s’appuie sur un sentiment de perte. Le bien est sujet du verbe : la première personne n’a aucune prise sur ce bien. Cela dépasse la volonté de l’individu. Et lorsqu’il est là, « à jamais il dure » : est-ce si positif que ça ? Ce verbe « durer » rime avec « endurer », mais aussi avec la « dureté » et la « froidure » du premier quatrain. C’est un effet de paronomase : ces mots se mélangent par proximité sonore comme s’ils désignaient une même chose. D’ailleurs, le verbe endurer revient deux fois, sous des formes différentes, c’est ce qu’on appelle un polyptote : le retour d’un même mot avec des variations morphologiques. Le mot « grief » est un mot ancien : sous forme de nom commun, et il désigne la plainte. Il est passé dans le vocabulaire anglais, et resté en français dans le vocabulaire juridique. Mais ici il est utilisé comme un adjectif, et il signifie « grave » avec une nuance « terrible, accablant ». Il participe à l’hyperbole générale, et au registre élégiaque. Dans ce deuxième quatrain, on voit soudain apparaître des compléments circonstanciels de temps, il y en a trois. « Tout à un coup » (ancienne tournure pour dire tout à coup) est mis en parallèle avec « Tout en un coup ». La transformation n’est pas anodine : ce qui était soudain devient simultané, c’est une accélération de la temporalité. Et pourtant, tout cela dure « à jamais » : la temporalité est paradoxale. « Je sèche et je verdoie » représente les saisons qui passent. Comme une plante qui subit les saisons, l’être humain est aussi le jouet de forces qui le dépassent. C’est le symbole même du cycle et de la succession, et pourtant, elles sont associées à la simultanéité « Tout en un coup » : cette fois le paradoxe frôle l’absurde : l’instant et l’éternité sont mêlés. C’est l’une des caractéristiques de la folie, qui croit tout et son contraire, de manière aveugle. Vous savez que Louise Labé a aussi écrit un dialogue allégorique sur la Folie et l’Amour. Ayant rendu Amour aveugle, Folie est condamnée par les dieux à accompagner Amour partout où elle ira. L’aspect cyclique des saisons s’inscrit dans la structure même du poème, regardez : les deux verbes renvoient au tout début du sonnet : verdoyer du côté de la vie, sécher du côté de la mort. L’organisation même du sonnet annonce déjà l’idée d’éternel retour du dernier vers, et qui est en quelque sorte la solution de l’énigme. |
Analyse ce passage :
(Élégies et Sonnets de Louise Labé, Je vis, je meurs, partie 3
Ainsi Amour inconstamment me mène ;
Et, quand je pense avoir plus de douleur,
Sans y penser je me trouve hors de peine.
Puis, quand je crois ma joie être certaine,
Et être au haut de mon désiré heur,
Il me remet en mon premier malheur.
| Le mot Amour apparaît seulement maintenant au vers 9, c’est la volta, le moment de basculement au milieu du sonnet. Le lien logique de cause révèle ce qui provoque les symptômes de la mystérieuse maladie. Ce moment est en plus mis en valeur par un hiatus : « Ainsi Amour » oblige à séparer les deux voyelles. Amour est sujet, la première personne est devenue objet « Amour inconstamment me mène … Il me remet ». C’est une force qui dépasse l’individu. On assiste même à une véritable chorégraphie, avec les verbes de mouvement « mener … se trouver hors … être au haut … remettre » qui forment une métaphore où les mouvements de l’âme sont comparés à une danse qui est dirigée par l’allégorie de l’Amour. Les sonorités du mot « Amour », le M et le OU, sont répétés à travers les deux tercets, avec le son O que Louise Labé utilise souvent pour des émotions positives : la joie, le bonheur. Cette musicalité, liée aux émotions exprimées à la première personne, bien sûr, c’est le lyrisme. Mais la poétesse ne parle pas du tout de l’être aimé, elle n’est en interaction qu’avec l’allégorie de l’Amour : c’est un lyrisme qui n’est pas porté par une personnalité particulière comme on peut avoir chez Pétrarque qui chante son amour pour Laure. D’une certaine manière, cela se rapproche des réflexions d’Aristote dans La Poétique : pour lui, le sentiment tragique provient notamment du fait qu’un personnage auquel chacun peut s’identifier, tombe malgré lui d’une haute position, dans le malheur. On peut aussi penser à Phèdre de Racine, l’héroïne tragique qui est manipulée par Vénus. À chaque fois, l’allégorie de l’Amour représente une force qui dépasse l’individu. Voilà pourquoi la première personne n’est plus du tout certaine de ses jugements : même les verbes « avoir » et « être » sont modalisés, c’est à dire, remis en cause dans leur vérité : elle « pense avoir, « elle croit être ». « Sans y penser » : ce sont des états involontaires, qui la dépassent. Les mouvements imprévisibles « inconstamment » sont traduits par une temporalité instable. Les liens d’addition ont un sens temporel « Et », « Puis » mais ils sont sans cesse contredits par les évènements, car ils précèdent des subordonnées circonstancielles de temps qui ont surtout un sens d’opposition « Alors que je pense avoir plus de douleur … Alors que je crois ma joie être certaine », en réalité, c’est tout l’inverse qui se produit. Suivant la tradition, Louise Labé termine son sonnet par une pointe, qui est un véritable retournement de situation. Le mot « heur » qui signifie « bonheur » est contredit dans la dernière rime suivie, et le poème se termine sur le mot « malheur ». C’est une conclusion pessimiste qui ne laisse pas d’échappatoire, et qui rapproche ce sonnet du registre élégiaque. Mais la surprise du dernier vers, c’est aussi et surtout l’effet de boucle : la poétesse nous invite à revenir au début : « mon premier malheur » renvoie implicitement à « je meurs » et d’ailleurs, rime avec lui. Le poème se referme sur lui-même, comme le serpent de la mythologie, Ouroboros, qui symbolise le perpétuel recommencement. Cet effet de boucle était déjà annoncé par la structure même du sonnet. Déjà par les rimes : chaque strophe se commence et se termine par le même son, sauf le dernier tercet qui forme une rime interne avec le premier vers. Cela crée un premier effet de boucle. Ce n’est pas anodin, car la disposition des rimes ABBA ABBA CDC CDD n’est pas une disposition habituelle du sonnet. Ensuite, nous avons vu que les effets de parallélisme encadrent les deux quatrains. De même, le personnage allégorique de l’Amour qui est repris au dernier vers par le pronom personnel « il » encadre les deux tercets. |
Analyse ce passage :
(Les Contemplations de Victor Hugo, Réponse à un acte d’accusation, partie 1
Donc, c’est moi qui suis l’ogre et le bouc émissaire.
Dans ce chaos du siècle où votre cœur se serre,
J’ai foulé le bon goût et l’ancien vers françois
Sous mes pieds, et, hideux, j’ai dit à l’ombre : Sois !
Et l’ombre fut. — Voilà votre réquisitoire.
Langue, tragédie, art, dogmes, conservatoire,
Toute cette clarté s’est éteinte, et je suis
Le responsable, et j’ai vidé l’urne des nuits.
De la chute de tout je suis la pioche inepte ;
C’est votre point de vue. Eh bien, soit, je l’accepte ;
| Voilà quelque chose d'assez rare : un poème dont le premier mot est... donc ! Normalement, le discours rhétorique classique commence par un exorde pour s'attirer la bienveillance et l'intérêt de l'auditoire. Ici Victor Hugo préfère commencer par la fin du raisonnement de ses adversaires. On entre donc par surprise dans un véritable discours indirect libre (les paroles sont rapportées sans marqueurs particuliers). Les présentatifs révèlent seulement après coup que cette argumentation est en fait la thèse adverse : « voilà votre réquisitoire … c'est votre point de vue ». Le jeu des pronoms revient sur une véritable confrontation : la 1ère personne est accusée « c'est moi… j'ai foulé… mes pieds… j'ai dit… je suis… etc. ». Et elle s'oppose sans cesse à la 2e personne « votre cœur… votre réquisitoire… votre point de vue ». D'ailleurs, on peut interroger ce pluriel : ce n'est pas tant un vouvoiement qu'une interpellation collective. On trouve aussi les éléments d'un véritable procès : un réquisitoire où on accuse un responsable. D'ailleurs, le titre du poème annonçait bien une plaidoirie : avocat de lui-même, Hugo répond à un acte d'accusation. Mais paradoxalement, Hugo ne cherche pas à contredire ses adversaires : il préfère montrer l'exagération de leur discours. À les entendre, c'est un « ogre » qui écrase tout avec ses pieds (comme dans les contes pour enfants). D'ailleurs, l'expression fouler aux pieds est étrangement disloquée pour insister maladroitement sur le CCM. « Toute cette clarté s'est éteinte » : le déterminant démonstratif « cette » renvoie aux dogmes et au conservatoire : c'est ironique (l'auteur laisse entendre l'inverse de ce qu'il dit). Ces « clartés » ne sont à ses yeux que des règles poussiéreuses qui empêchent la liberté en art, la véritable clarté. « L'ancien vers françois » non seulement est ancien (comme l'Ancien Régime) mais en plus, ne se prononce plus « françois » depuis la fin du XVIIe siècle. Victor Hugo n'a besoin que d'une rime pour faire ressentir l'archaïsme de ce soi-disant bon goût. Au lieu de se défendre, Victor Hugo va au contraire poursuivre les procédés qu'on lui reproche : « je suis // Le responsable » : la phrase est prolongée sur le vers suivant, c'est un enjambement qui sépare le sujet et son attribut : c'est une faute dans la prosodie classique... « Eh bien, soit, je l'accepte » : les marques d'oralité représente précisément ici une revendication de liberté. Victor Hugo n'est donc pas tant un ogre qu'un bouc-émissaire, c'est à dire, l'animal qu'on sacrifie dans l'espoir d'expier une calamité... C'est d'ailleurs l'origine même de la tragédie : le chant rituel qui accompagnait le sacrifice du bouc aux fêtes dionysiaques de la grèce archaïque. On devine alors que le « conservatoire » est surtout un outil de conservatisme politique, que la « pioche inepte » fait allusion à la destruction de la bastille, et que la « chute de tout », c'est surtout la chute de l'Ancien Régime. En quelques mots, Victor Hugo relie la révolution romantique à la révolution française. |
Analyse ce passage :
(Les Contemplations de Victor Hugo, Réponse à un acte d’accusation, partie 2
Causons.
Quand je sortis du collège, du thème,
Des vers latins, farouche, espèce d’enfant blême
Et grave, au front penchant, aux membres appauvris,
Quand, tâchant de comprendre et de juger, j’ouvris
Les yeux sur la nature et sur l’art, l’idiome,
Peuple et noblesse, était l’image du royaume ;
La poésie était la monarchie ; un mot
Était un duc et pair, ou n’était qu’un grimaud ;
| « Causons » : la situation d'énonciation évolue de manière légèrement provocatrice : ce n'est pas "discutons" ou "parlons" : le registre courant annonce, non pas une discussion entre académiciens, mais plutôt un débat dans un cabaret, où le critique littéraire est invité à s’encanailler… On est bien dans la première partie des Contemplations « Autrefois » : Hugo remonte le temps avec deux CCT : « Quand » est répété deux fois, c'est une anaphore rhétorique (un même mot revient en tête d'un composant d'un discours). Dans ce portrait, le registre pathétique permet d'apitoyer le lecteur. Il ne s'agit plus seulement de convaincre, mais aussi de persuader, en faisant appel aux émotions. Son front n'est pas penché mais « penchant », ses membres ne sont pas pauvres, ils sont « appauvris » (avec le préfixe a- qui révèle un processus). Pour Hugo cette faiblesse n'est pas innée, elle est le résultat d’une éducation néfaste. Et voilà pourquoi « comprendre et juger » sont retardés par le verbe « tâcher » au participe présent (qui insiste sur la durée de l'action) : cette formation limitée à la traduction des Anciens, ne permet pas de comprendre et de juger, c’est à dire qu’elle ne rend pas autonome, elle ne libère pas. Si l'enfant « ouvre les yeux » c'est qu'il était aveugle à deux choses : la nature et l’art (le modèle et sa représentation, c'est à dire tout). Victor Hugo dénonce des règles qui produisent une littérature en vase clos, un « idiome », c'est à dire, une langue parlée uniquement dans une communauté précise. Ce souvenir d’enfance est donc un reproche adressé à ses anciens maîtres, qu'il assimile à ceux qui l’accusent aujourd’hui. Ensuite, Hugo relie son propre passé au contexte historique : le passé simple pour des verbes d'actions, laisse place aux verbes d'état à l'imparfait (pour des actions révolues qui ont duré dans le passé). Ce qui n'était qu'une comparaison (le langage littéraire ressemblait à l'Ancien Régime) devient bientôt une véritable construction attributive : la poésie incarnait le régime, un mot était noble ou roturier. C'est donc une analyse politique : l'injustice sociale est concrètement entretenue par le langage. « Duc et pair » : c'est un double titre de noblesse, qui occupe à lui seul 4 syllabes. Il s’oppose à « grimaud » en 2 syllabes avec la restriction qui le réduit encore plus. Un grimaud, c'est un enfant ignorant : avec ce mot un peu suranné, Victor Hugo fait une citation implicite : ce sont les gardiens du bon goût qui utilisent ce mot méprisant pour infantiliser le peuple. Quasimodo, Gwynplaine, Gavroche... Souvent, les héros de Victor Hugo peuvent être qualifiés de « grimauds » par ceux qui appartiennent à la bonne société... Alors que lui met le peuple en premier « peuple et noblesse » ; ses adversaires le mettent en dernière position « duc ou grimaud ». Cette structure en miroir, le chiasme, révèle bien la confrontation sous-jacente. Dans cette plaidoirie, Victor Hugo assume les entorses à la prosodie classique : l'alexandrin est disloqué par des enjambements significatifs : la gravité est excessive... Les yeux brusquement ouverts invitent le lecteur à se libérer du texte pour regarder la nature… Le idiome (avec la diérèse qui détache le mot idiot) rime avec Royaume : la monarchie produit une langue élitiste réservée à une aristocratie aveugle. |
Analyse ce passage :
(Les Contemplations de Victor Hugo, Réponse à un acte d’accusation, partie 3
Alors, brigand, je vins ; je m’écriai : Pourquoi
Ceux-ci toujours devant, ceux-là toujours derrière ?
Et sur l’Académie, aïeule et douairière,
Cachant sous ses jupons les tropes effarés,
Et sur les bataillons d’alexandrins carrés,
Je fis souffler un vent révolutionnaire.
Je mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire.
Plus de mot sénateur ! plus de mot roturier !
Je fis une tempête au fond de l’encrier,
Et je mêlai, parmi les ombres débordées,
Au peuple noir des mots l'essaim blanc des idées;
Et je dis : Pas de mot où l'idée au vol pur
Ne puisse se poser, tout humide d'azur !
| Victor Hugo prend un ton passionné, avec des exclamations nombreuses, des interrogations : ce « Pourquoi » en fin de vers qui aurait fait dresser les cheveux sur la tête de Boileau insiste précisément sur la réponse implicite de la question rhétorique... — Non ; il n'y a pas de raison de mettre les mots du peuple derrière ; c'est une injustice et une absurdité littéraire : soyons libre de mettre en avant les mots, même argotiques, qui disent au mieux l'idée qu'on veut exprimer !... L'Académie est « aïeule », le dictionnaire est « vieux » (on peut d'ailleurs mettre la diérèse sur l'un ou l'autre mot) : Victor Hugo prend bien la parole au nom d'une jeunesse qui s'émancipe de règles anciennes. Mais il ne renie pas le dictionnaire : il lui met un bonnet phrygien, le bonnet des esclaves affranchis dans l'antiquité : c'est avant tout un symbole de liberté. D'ailleurs, la rime, avec les deux diérèses insiste bien sur cette dimension politique : le dictionnaire n'est pas un obstacle à la liberté, il faut désormais et à l'avenir, l'enrichir de ces mots roturiers. La perspective historique est profonde : avec l'impression de la bible, les réformistes ont revendiqué le droit le lire eux-mêmes les évangiles ; les romantiques revendiquent maintenant le droit d'écrire le dictionnaire. Ici la virtuosité de l'écriture est un argument en soi : Le double CCL : « sur l'académie … sur les bataillons » retarde longuement le verbe « je fis souffler », et nous oblige justement à retenir notre respiration. Ici, Hugo reprend exprès l'image initiale un peu naïve de l'ogre, pour lui donner une dimension épique et parodique, comme dans les meilleures pages de Rabelais : un géant souffle sur une armée en déroute. Les « tropes » (les figures de style qui utilisent des images) sont personnifiés : ce sont des enfants « effarés » que l'Académie protège dans ses jupons, comme une vieille dame qui ne voudrait pas laisser ses enfants grandir… Victor Hugo va nous montrer que lui au contraire n'hésite pas à laisser grandir ses images en toute liberté. On retrouve la figure du polyptote (l'accumulation de conjonctions de coordinations) sauf que cette fois, chaque conjonction annonce une véritable évolution de l'image. La première métaphore satanique un peu naïve du début prend enfin des proportions bibliques : l'essaim blanc des idées s'abat sur les mots comme un fléau sur l'Égypte ou comme le déluge sur le monde… Dans la bible, la colombe, oiseau qui symbolise la pureté, peut enfin se poser, parce qu'un monde neuf vient d'émerger : l'azur encore humide produit l'arc-en-ciel, qui a une forte dimension symbolique dans l'Ancien Testament. Mais aux couleurs de l'arc-en-ciel, Victor Hugo préfère le contraste du noir et blanc, pourquoi ? Parce que pour lui le message important de la bible, c'est la dualité humaine de l'âme et du corps, qui bouleverse les repères de l'antiquité. Ainsi, le peuple noir des mots du côté du sol, de la matière, représente le corps ; tandis que l'essaim blanc des idées du côté du ciel, de l'abstraction, représente l'âme. |
Analyse ce passage :
(Les Contemplations de Victor Hugo, Réponse à un acte d’accusation, partie 4
Et, ce que je faisais, d’autres l’ont fait aussi ;
Mieux que moi. Calliope, Euterpe au ton transi,
Polymnie, ont perdu leur gravité postiche.
Nous faisons basculer la balance hémistiche.
C’est vrai, maudissez-nous. Le vers, qui sur son front
Jadis portait toujours douze plumes en rond,
Et sans cesse sautait sur la double raquette
Qu’on nomme prosodie et qu’on nomme étiquette,
Rompt désormais la règle et trompe le ciseau,
Et s’échappe, volant qui se change en oiseau,
De la cage césure, et fuit vers la ravine,
Et vole dans les cieux, alouette divine.
Tous les mots à présent planent dans la clarté.
Les écrivains ont mis la langue en liberté.
| L'enjambement, « Mieux que moi » participe bien sûr d'une certaine démonstration de modestie, mais surtout, il permet le passage au pluriel « d'autres … que moi ». Et voilà pourquoi il utilise ensuite la première personne du pluriel : d'une intuition diffuse parmi les poètes, on assiste à la naissance d'un véritable mouvement artistique. Au point que ces pratiques se généralisent à tous « les écrivains » : sous-entendu, ceux qui sont restés dans les carcans de l'ancienne littérature ne sont même plus des écrivains à ses yeux. Cette évolution des pronoms coïncide avec les changements de temps : l'imparfait « ce que je faisais » (pour des actions qui durent dans le passé) laisse place au passé composé « ont fait … ont perdu » (pour des actions révolues qui ont des conséquences dans le présent). Et on arrive enfin au présent d'énonciation « Nous faisons » (les actions sont vraies au moment où l'on parle). L'ancienne littérature du côté de « jadis » s'oppose à une nouvelle littérature : « désormais » et « à présent ». Le passage se termine sur un foisonnement d'allégories (des idées abstraites prennent des traits humains). D'abord, les trois muses « Calliope » muse de la poésie épique, « Euterpe » muse de la musique, « Polymnie » muse de la rhétorique sont libérées par les romantiques de leur « gravité postiche » c'est à dire, un objet artificiel qui remplacerait leur grâce naturelle, une coiffe par exemple. Ces allégories conventionnelles laissent place à une nouvelle personnification originale : le vers devient lui-même une muse dans un costume étrange… Chaque plume représente une syllabe de l'alexandrin. Elle les porte très sagement « en rond ». Dans ces conditions, elle ne vole pas, elle saute d'une raquette à l'autre, limitée aussi bien par la forme que par le fond. L'image se transforme alors, on passe du grotesque au sublime. L'ancien vers était comme un volant, limité par les règles d'un jeu de raquettes. Le nouveau vers est un oiseau, qui peut prendre son envol de manière autonome. Les romantiques, en s'autorisant les coupes en dehors des césures, ont brisé la cage, et ont redonné vie à la poésie. La métaphore provoque plein d'analogies nouvelles : la règle et le ciseaux font des académiciens des taxidermistes qui plument l'oiseau. La césure devient le nom d'une cage. Les cieux et la ravine, très élevés ou au contraire très profonds renforcent le jeu de contraste. L'alouette est d'ailleurs un oiseau connu pour être capable de monter très haut et de redescendre à toute vitesse. Et enfin, cette métaphore contient des allusions politiques. L'étiquette, c'est le nom donné à l'ordre des préséances à la cour depuis le règne de Louis XIV : qui était assis, debout, devant ou derrière, en présence du roi… Victor Hugo est trop imprégné par l'Histoire de la Révolution française pour ne pas avoir mis de sous-entendus dans cette scène où le volant s'échappe du jeu de raquettes... C'est précisément dans la salle du jeu de paume (qui se jouait d'ailleurs à l'époque avec des raquettes) que les députés du Tiers-États décident d'élaborer une nouvelle constitution, moment emblématique d'une libération politique. |
Analyse ce passage :
(Les Contemplations de Victor Hugo, Elle était déchaussée, partie 1
Elle était déchaussée, elle était décoiffée,
Assise, les pieds nus, parmi les joncs penchants ;
Moi qui passais par là, je crus voir une fée,
Et je lui dis : Veux-tu t’en venir dans les champs ?
Elle me regarda de ce regard suprême
Qui reste à la beauté quand nous en triomphons,
Et je lui dis : Veux-tu, c’est le mois où l’on aime,
Veux-tu nous en aller sous les arbres profonds ?
| Le pronom personnel « Elle » revient avec régularité : à chaque hémistiche, et au début de chaque quatrain. C'est ce qu'on appelle une anaphore rhétorique : le retour d'un même mot au début des composants d'un discours. Cette régularité crée un effet de refrain musical, qui met tout de suite le personnage féminin au cœur du tableau. C'est aussi un parallélisme, puisqu'on a la même structure de phrase répétée deux fois. Cela donne une impression de simplicité, avec cette structure attributive qui fait résonner les deux adjectifs « déchaussée … décoiffée » avec le même préfixe -dé (pour la privation ou la cessation) : les contraintes de la civilisation ne sont pas absentes, elles sont défaites. Ce sont en plus deux éléments qui deviennent très évocateurs en étant rapprochés : les pieds en bas du côté du sol, la terre et l'eau, le corps… Les cheveux, en haut du côté du ciel, l'air et le feu, l'âme… On trouve en germe les grands contrastes que Victor Hugo développera dans toute son œuvre : cette jeune fille incarne déjà une forme de beauté qu'il ne cessera de poursuivre par la suite. Les temps verbaux évoluent en parallèle: d'abord l'imparfait pour des actions qui durent dans le passé « était … était … », ensuite le passé simple avec l'arrivée de la 1ère personne (pour des actions de 1er plan dans le passé) et enfin le présent d'énonciation naturellement avec le discours direct (pour des actions qui se déroulent au moment où l'on parle). Au fur et à mesure que les personnages se rapprochent, les actions sont aussi plus proches de nous. Les rimes aussi orchestrent la rencontre : des rimes croisées parfaites pour un récit qui progresse. Les rimes féminines (qui se terminent avec un -e muet) sont alternées avec les rimes masculines (toutes les autres) : -fée du côté féminin -chan du côté masculin. Une rencontre qui tient à la fois du conte de fée et de la chanson. À la Claire Fontaine : c'est une chanson déjà célèbre au XIXe, qui pourrait même avoir été composée dès le XVe siècle, les réminiscences sont lointaines ! La scène est teintée d'une atmosphère merveilleuse. L'auteur ne voit pas directement la jeune fille : « je crus voir une fée » : le verbe croire modalise le propos : il lui confère une nuance de doute. Les quelques détails visibles « cheveux dénoués, pieds nus, joncs penchants » éludent le portrait du personnage, et évoquent des légendes plus anciennes… Mélusine est l'une de ces fées rencontrées auprès d'une fontaine, et qu'on représente souvent en train de se peigner les cheveux… Merlin aurait rencontré la fée Viviane auprès d'une fontaine, dans la forêt de Brocéliande, c'est d'ailleurs cette légende qui a rendu célèbre la fontaine de Barenton en Bretagne, qu'on peut visiter de nos jours… Ces fées sont d'ailleurs elle-mêmes issues de mythes plus anciens : ondines, sirènes, vouivres... Autant de créatures magiques liées aux eaux qui habitent l'imaginaire collectif... À la fin de ce deuxième quatrain, les deux interrogations restent en suspens, on n'a pas de réponse précise, simplement un regard : « Elle me regarda de ce regard suprême » c'est un polyptote (deux mots qui ont une racine commune). L'attente est prolongée, voire même, découragée par l'adjectif « suprême » qui a un double sens (parfait, insurpassable, ou bien simplement, le dernier, qui vient après tout le reste). Et pourtant, même en l'absence de réponse, le jeune homme a la certitude d'avoir triomphé |
Analyse ce passage :
(Les Contemplations de Victor Hugo, Elle était déchaussée, partie 2
Elle essuya ses pieds à l’herbe de la rive ;
Elle me regarda pour la seconde fois,
Et la belle folâtre alors devint pensive.
Oh ! comme les oiseaux chantaient au fond des bois !
Comme l’eau caressait doucement le rivage !
Je vis venir à moi, dans les grands roseaux verts,
La belle fille heureuse, effarée et sauvage,
Ses cheveux dans ses yeux, et riant au travers.
| Chaque question reçoit en écho un regard révélateur : le premier regard, qui était « suprême » ne laissait pas attendre un « second regard » qui est d'autant plus le signe d'un aveux… L'assentiment n'est pas équivoque : il est muet, voilé, différé, mais ne laisse pas de place au doute. Et en effet, chaque action est retardée à plaisir : le regard lui-même ne vient qu'après un geste ; d'ailleurs, la première personne n'est que le complément d'objet du deuxième verbe : tout le premier vers est un moment suspendu entre deux regards : chaque étape de la rencontre est prolongée. « Elle essuya ses pieds » c'est un geste très riche de sens. Victor Hugo connaît bien sûr parfaitement le Nouveau Testament, où le lavement des pieds est souvent interprété comme une métaphore de la confession : Il s'agit en quelque sorte de laver ses péchés pour retrouver la pureté apportée par l'eau du baptême. C'est donc frappant de retrouver ici ce geste précisément à la place d'un aveux. Le mot pied est à chaque fois associé à la végétation : d'abord les joncs, puis l'herbe. Symboliquement la jeune fille quitte l'élément de l'eau pour rejoindre la terre et l'air… La dernière étape serait alors l'élément du feu ? Tout le poème est traversé par ce mouvement d'élévation. C'est aussi un geste particulièrement érotique à l'époque quand on sait qu'en 1855, les photographies de nus sont proscrites par la brigade des mœurs… Bien sûr, elles continuent de circuler sous le manteau, mais voilà, montrer une cheville était un geste indécent… C'est un souvenir d'une sensualité à la limite de l'inconvenance pour l'époque… Les sensations sont donc très présentes, elles débordent même le seul point de vue du poète : les pieds essuyés dans l'herbe, la caresse de l'eau sur le rivage… Autant de sensations de toucher que la nature elle-même semble partager avec la figure féminine. L'exclamation lyrique du poète n'est qu'un écho de ce chant, qui renforce les assonances (retour de sons voyelles) en o . Toute la musicalité du poème semble émaner du personnage féminin qui fait résonner la nature environnante. Maintenant, si on met de côté ces deux phrases surnuméraires, on voit apparaître… Un sonnet ! Deux quatrains, deux tercets, avec un moment de basculement au milieu (ce qu'on appelle la volta), et une pointe (ou chute finale) : le rire de la jeune fille. La forme du poème parvient à insister sur la simplicité et l'évidence de cette rencontre, tout en jouant avec des effets de structure très élaborés. Cet éclat de rire est retardé au maximum, avec un CCL « dans les grands roseaux verts », trois adjectifs « heureuse, effarée et sauvage » et un CCM « Ses cheveux dans ses yeux »… Tous ces éléments opèrent comme une métamorphose de la jeune fille : dans son mouvement, les roseaux s'identifient au cheveux, l'adjectif sauvage qui s'applique normalement à la nature, est comme une synthèse magique des opposés : le mélange de bonheur et de frayeur. Dans Les Métamorphoses, Ovide raconte l'histoire de Syrinx, jeune nymphe d'une grande beauté, poursuivie par le dieu Pan. Elle finit par lui échapper en se transformant en roseaux. Pan assembla alors ces roseaux avec de la cire d'abeille, pour en faire un instrument de musique : la première flûte de pan… C'est en quelque sorte ce que fait ce poème : il transforme cette rencontre suspendue en musique. |
Analyse ce passage :
(Les Contemplations de Victor Hugo, Crépuscule, partie 1
L’étang mystérieux, suaire aux blanches moires,
Frissonne ; au fond du bois la clairière apparaît ;
Les arbres sont profonds et les branches sont noires ;
Avez-vous vu Vénus à travers la forêt ?
Avez-vous vu Vénus au sommet des collines ?
Vous qui passez dans l’ombre, êtes-vous des amants ?
Les sentiers bruns sont pleins de blanches mousselines ;
L’herbe s’éveille et parle aux sépulcres dormants.
| Quand on est un poète romantique en ce milieu de XIXᵉ siècle, commencer un poème avec ce mot « l'étang », derrière l'article défini, comme si on le connaissait déjà… Cela éveille forcément dans tous les esprits le très célèbre « Lac » de Lamartine… En 1820, les Méditations poétiques ont profondément marqué toute une génération, et d’ailleurs, les vers sont encore célèbres : Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure ! Vous, que le temps épargne ou qu'il peut rajeunir, Gardez de cette nuit, gardez, belle nature, Au moins le souvenir ! (Lamartine, Méditations poétiques, « Le Lac ») Le premier verbe du poème, « frissonner » exprime bien ce mouvement paradoxal de la vie qui persiste à travers la mort. Normalement, on frissonne de peur, de froid : avec ce verbe, l'étang est personnifié (il prend des caractéristiques d'un être animé). L'image est frappante : un immense linceul qui s'anime… On entre bien dans le registre fantastique : le surnaturel surgit dans la réalité. C'est en plus ici un rejet particulièrement frappant : la proposition se poursuit et se termine sur le vers suivant. Cet effet de retard et de surprise exprime bien à la fois le mouvement d'une vie qui s'échappe du corps mort, et la surprise de ceux qui en sont témoins. Le mot « fond » entre en écho avec « profond » : c'est ce qu'on appelle une polysyndète : l'emploi de deux mots qui partagent une racine commune. Ensuite, ce « au fond » devient « à travers » : les CCL sont introduits avec ces groupes prépositionnels, tout prend une épaisseur étonnante, presque palpable à travers le langage. Dans le même sens, on peut relever un parallélisme (répétition de la structure syntaxique) : le verbe être permet de mettre en construire deux attributs : « profond » devient « noires ». En fait, cet adjectif « profond » qui qualifie les arbres, s'applique implicitement à tout le reste : l'étang, le bois, la clairière, la forêt. C'est une hypallage : un adjectif qui déteint sur d'autres noms. Tout est profond, pour Victor Hugo, ça veut dire : tout a une âme… La dimension symbolique du paysage passent beaucoup par les contrastes, autour des deux adjectifs « noires … blanches ». D'un côté de l'ombre et de la mort : « fond du bois … arbres profonds … branches noires … forêt … ombre … sentiers bruns … sépulcres ». Du côté de la lumière et de la vie : la « clairière … Vénus … les blanches mousselines ». Syntaxiquement, les sentiers bruns s'opposent aux blanches mousselines, c'est ce qu'on appelle un chiasme, une structure en miroir. L'herbe ne pousse pas ici, elle s'éveille : non seulement l'herbe prend des caractéristiques vivantes, mais en plus, le temps est comme accéléré ici, pour rendre l'image plus frappante. Le mouvement très lent de la nature devient perceptible à nos yeux par l'intermédiaire du poète. C'est bien le corps en décomposition qui se transforme en vie. Enfin, pour construire ces images, Victor Hugo joue énormément avec l'imaginaire biblique et en particulier, des symboles chrétiens. Par exemple ici, l'herbe « s'éveille et parle » : ce sépulcre dormant est l'image même d'une résurrection, celle de Lazare ou même celle du Christ. Mais avec une dimension païenne : chaque brin d'herbe est comme un christ sur le point de revenir à la vie. |
Analyse ce passage :
(Les Contemplations de Victor Hugo, Crépuscule, partie 2
Que dit-il, le brin d’herbe ? et que répond la tombe ?
Aimez, vous qui vivez ! on a froid sous les ifs.
Lèvre, cherche la bouche ! aimez-vous ! la nuit tombe ;
Soyez heureux pendant que nous sommes pensifs.
Dieu veut qu’on ait aimé. Vivez ! faites envie,
Ô couples qui passez sous le vert coudrier.
Tout ce que dans la tombe, en sortant de la vie,
On emporta d’amour, on l’emploie à prier.
| C'est une nouvelle étape dans le poème : les éléments du paysage ont pris vie, maintenant, ils commencent un véritable dialogue avec les deux verbes de paroles « dire … répondre ». C'est ce qu'on appelle une prosopopée : faire parler des morts ou des choses inanimées. On passe aussi des questions rhétoriques à de véritables questions ouvertes (on ne peut pas simplement répondre par oui ou par non). Voilà pourquoi, à partir du deuxième vers, tout le poème n'est plus qu'au discours rapporté direct… On dirait que les paroles sont plutôt celles de la tombe « on a froid » mais rien n'est fait pour démarquer les phases d'un dialogue : les voix sont mêlées comme si c'était toute la Nature qui prenait la parole. Arrivent alors les injonctions « aimez-vous … soyez heureux » On le devine : ce sont deux euphémismes qui désignent l'acte sexuel, participant au cycle de vie. Ici, Victor Hugo fait du désir amoureux une sorte de principe de vie qui est à l'œuvre dans tout l'univers. On retrouve ces idées dans Le Banquet de Platon, notamment dans l'intervention d'Eryximaque… Mais aussi dans la pensée de Schopenhauer, qui a beaucoup marqué la génération romantique en France : pour lui l'amour, l'art, la poésie, ne sont que des manifestations d'une volonté d'exister et de se perpétuer, qui traverse l'univers entier… « Sous les ifs » où il fait froid, s'oppose à « sous le vert coudrier » : s'il est vert, c'est qu'il y fait plus chaud. Le « coudrier », c'est un autre nom pour le noisetier, c'est la baguette des druides, des sourciers, qui permet de trouver de l'eau, des trésors. Avec cette image symbolique, le couple sous le coudrier est comme une trouvaille de la nature elle-même. L'opposition vie / mort s'organise donc bien en cycles : sous les coudriers, les brins d'herbe représentent ceux qui vivent. Sous les ifs au contraire, ceux qui attendent de vivre. Ainsi, les deux verbes « être » répétés au sein du même vers s'opposent et se complètent : ceux qui sont heureux (les vivants) céderont bientôt leur place à ceux qui sont pensifs : dans cette position courbée associée à la mélancolie, songeant à la brièveté de la vie… « Dieu veut qu'on ait aimé » : le subjonctif passé nous projette à l'heure de la mort : c'est ce moment qui donne tout son sens à la vie passée. Cela explique ensuite le jeu avec les temps de l'indicatif => « on emploie » au présent d'énonciation (pour des actions qui se déroulent au moment où l'on parle) — la vie actuelle. => « emporta », au passé simple (pour des actions ponctuelles révolues dans le passé) — une vie antérieure. L'héritage de Platon est encore bien perceptible ici, pour lui, toute connaissance est en fait le souvenir d'un passage antérieur par le monde des idées : c'est le principe de la réminiscence. Autant de théories que les symbolistes reprendront et illustreront à la fin du XIXe siècle. Donc, avec ce dernier vers, on atteint un moment clé dans le poème : en contemplant la Nature, le poète y découvre une vérité secrète, le principe de la métempsycose, la réincarnation de l'âme. La prière, ce sont les paroles adressées à Dieu — chez Victor Hugo, la poésie elle-même est une prière adressée à l'infini. |
Analyse ce passage :
(Les Contemplations de Victor Hugo, Crépuscule, partie 3
Les mortes d’aujourd’hui furent jadis les belles.
Le ver luisant dans l’ombre erre avec son flambeau.
Le vent fait tressaillir, au milieu des javelles,
Le brin d’herbe, et Dieu fait tressaillir le tombeau.
La forme d’un toit noir dessine une chaumière ;
On entend dans les prés le pas lourd du faucheur ;
L’étoile aux cieux, ainsi qu’une fleur de lumière,
Ouvre et fait rayonner sa splendide fraîcheur.
| Ces dernières images viennent reprendre et éclairer celles du début : on retrouve le même CCL « dans l'ombre » : le vers luisant, avec son flambeau, se superpose à la lumière de l'étoile au milieu du ciel noir, Vénus au début du poème, ou encore de la clairière qui laisse passer la lumière à travers le feuillage de la forêt. Cette image du point lumineux dans l'ombre, qui symbolise le passage de la vie à travers la mort, est un motif qui traverse tout le poème. Le vers luisant et son flambeau, le vent qui anime l'herbe parmi les javelles, le faucheur au milieu des prés, la fleur lumineuse : on dirait que les images sont hétéroclites, en fait, elles déclinent cette même idée, déjà présente chez les stoïciens, la palingénésie : la nature procède par cycles où la mort n'est qu'une étape vers de nouvelles vies. On entend d'ailleurs ce souffle de vie à travers les allitérations en F et en V : permanence d'une même idée à sous des apparences diverses. Deuxième image, celle des brins d'herbe animés par le vent. Le verbe « tressaillir » entre en écho avec le verbe « frissonner » du premier quatrain : un mouvement imperceptible, quelque chose qui s'anime tout en restant immobile. Ensuite, la répétition du verbe « tressaillir » crée une analogie : le vent agit discrètement sur l'herbe exactement comme Dieu sur le monde. L'herbe qui s'anime à la surface des tombes ressemble au frémissement des âmes à l'intérieur des tombeaux. Le jeu de lumière et d'ombre se poursuit avec « la forme d'un toit noir » qui « dessine une chaumière ». Que représente cette chaumière ? Un havre de paix, un lieu où se reposent les âmes, ce que cache le tombeau, le monde des idées ? On est en plein dans le mythe de la caverne de Platon : la réalité que nous percevons n'est qu'une apparence, comparable aux ombres projetées sur la paroi d'une caverne. Ce que nous en percevons n'est qu'une version déformée de la réalité, que seule la raison peut nous aider à appréhender (la représentation artistique n'étant qu'une déformation supplémentaire et trompeuse). Pour Victor Hugo et pour les symbolistes après lui au contraire l'art est un autre moyen d'accès à cette réalité plus profonde. Progressivement, les images sont de moins en moins explicites : ce sont des métaphores in absentia (on a uniquement le comparant : il faut restituer le comparé). L'interprétation est donc ouverte : la chaumière peut être un corps que l'âme habite momentanément, un tombeau, un paradis ou un enfer… Une « chaumière » : le terme est révélateur, la chaumière possède par définition un toit de chaume, c'est à dire, de paille de blé. Elle est donc issue des javelles qui ont été fauchées et transformées. Ce que le faucheur a coupé est devenu un lieu de vie. Ce faucheur n'est donc pas une image de destruction : Victor Hugo renouvelle l'allégorie de la mort, lui redonne du sens, l'inscrit dans un cycle. Le paysage en mouvement semble bien représenter une sorte de voyage, de transmigration âmes : le « toit noir », une pierre tombale, les « javelles » des âmes qui attendent d'être récoltées, le « faucheur », Dieu qui rassemble ces épis… Et enfin, l'étoile qui s'ouvre comme une fleur, accueillant ces âmes dans la mort, et qui pourtant deviendra enfin un fruit. Cette dernière image annonce bien le dernier quatrain comme un accomplissement du cycle. |
Analyse ce passage :
(Les Contemplations de Victor Hugo, Crépuscule, partie 4
Aimez-vous ! C’est le mois où les fraises sont mûres.
L’ange du soir rêveur qui flotte dans les vents,
Mêle, en les emportant sur ses ailes obscures,
Les prières des morts aux baisers des vivants.
| Ce dernier quatrain commence avec un impératif à la deuxième personne du pluriel, très incluante, universelle. C'est aussi une référence spirituelle, l'une des dernières paroles de Jésus dans l'évangile selon Saint Jean : « Je vous donne un commandement nouveau : c'est de vous aimer les uns les autres. Comme je vous ai aimés, vous aussi aimez-vous les uns les autres. À ceci, tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples : si vous avez de l'amour les uns pour les autres. » Évangile de Jean (13, 34-35). Mais ce n'est pas dans les évangiles que le poète découvre ce nouveau commandement, c'est à travers la contemplation de la Nature. D'où le présentatif « c'est » qui est en plus un déictique (il fait référence à la situation d'énonciation), exactement comme si la scène se trouvait sous nos yeux. Le poète nous donne à voir, et nous invite à lire, nous aussi ce langage symbolique du monde. Cela explique parfaitement la forme de ce dernier quatrain : le commandement, une phrase très courte ; puis l'observation de la nature, les 9 syllabes qui complètent l'alexandrin ; et enfin, une longue phrase de trois vers : ce qui est caché sous le spectacle de la nature. Le poète transmet à son lecteur une manière de regarder du monde : il ne reste pas le médiateur privilégié. Les « fraises » c'est un fruit un peu particulier… Victor Hugo n'est pas sans l'ignorer. En fait, chaque petite graine de la fraise est un fruit : l'image du fruit est démultipliée. Et contrairement à la baie des ifs, c'est un fruit comestible… D'ailleurs en latin, fraise vient de fragro : qui sent bon... Voilà une étymologie qui est très significative pour Victor Hugo. En effet, le parfum, c'est bien une force mystérieuse qui flotte dans le vent, qui attire vers ce qui est beau et bon, qui permet à la vie de trouver son chemin. La rime « vent ... vivant » est donc particulièrement signifiante : on retrouve cette même image qui traverse tout le poème : le frisson sur le lac, le souffle de Dieu sur les tombeaux, et enfin ce parfum des fraises qui touche nos sens. D'ailleurs, les 5 sens sont bien présents ici : par homophonie, le mot « mûres » nous fait entendre le fruit de la ronce. Mais c'est aussi une homographie (les deux mots qui s'écrivent pareil) : elle nous le fait aussi voir. De même, la rime « mûres … obscures » donne à entendre la couleur sombre des mûres. Et enfin, les prières, sonores, sont emportées comme un parfum sur les ailes de l'ange du soir. Les deux derniers verbes du poème « flotter … mêler » ont une temporalité un peu particulière : spontanément, on reconnaît le présent d'énonciation (les deux actions se déroulent sous nos yeux). Mais on peut aussi y trouver un présent de vérité générale (pour des actions qui sont vraies en tout temps) car ces images ont une valeur universelle : elles illustrent des idées abstraites. Cette dernière allégorie concentre donc bien toutes les images symboliques qui traversent ce poème : l'ange du soir matérialisé par ce parfum qui flotte (celui des fleurs, des fruits mûrs, des morts) incarne en fait ce moment imperceptible où le jour devient nuit, ou la vie laisse place à la mort, et inversement. Son nom propre est en même temps le titre du poème, dont les vers seraient alors comme une manifestation de la métempsycose elle-même. |
Analyse ce passage :
(Les Contemplations de Victor Hugo, Melancholia, partie 1
Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?
Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit ?
Ces filles de huit ans qu’on voit cheminer seules ?
Ils s’en vont travailler quinze heures sous des meules ;
Ils vont, de l’aube au soir, faire éternellement
Dans la même prison le même mouvement.
Accroupis sous les dents d’une machine sombre,
Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l’ombre,
Innocents dans un bagne, anges dans un enfer,
Ils travaillent. Tout est d’airain, tout est de fer.
Jamais on ne s’arrête et jamais on ne joue.
| Tout de suite, trois questions se succèdent… En fait, plus que des questions, ce sont surtout des accusations : Où vont tous ces enfants ? elles nous mettent la situation sous les yeux. Le verbe aller est au présent d'énonciation (l'action est vraie au moment où l'on parle). « Ces enfants » le déterminant démonstratif est ce qu'on appelle un déictique (il renvoie à la situation d'énonciation). Le poète prend l'industrialisation en flagrant délit, la main dans l'sac pour ainsi dire. Ce sont en plus trois accusations sous forme de gradation (elles sont de plus en plus fortes). D'abord l'absence de rire : un mal-être moral, un manque. Ensuite, la maigreur : un mal physique, et cette fois on leur enlève quelque chose. Et enfin, la solitude : le lien social est détruit. En maltraitant des enfants, c'est la société entière qu'on affecte. En face de cette gradation dans la violence, on va trouver une gradation inverse : dans le sens de la douceur et de la fragilité. Les « enfants », les plus fragiles des humains, deviennent « ces doux êtres pensifs ». C'est une périphrase (une reformulation en plusieurs mots) : les deux adjectifs sont presque définitoires. Et dans le troisième vers, les enfants sont finalement représentés par les plus fragiles d'entre eux : ces filles de huit ans. Le contraste est de plus en plus cruel. La réponse courte « ils s’en vont travailler » est reformulée en 2 vers, (c'est une épanorthose : une reformulation qui gagne en intensité) et se termine avec un rejet (la phrase se termine sur le vers suivant). On commence par le travail, on termine par le travail. C'est l'unité d'action. Avec ça, on trouve aussi l'unité de temps « 15h ... de l'aube au soir » et l'unité de lieu « la même prison ». Exactement comme dans un tragédie. Les enfants sont un peu comme les héros tragiques, écrasés par une force qui les dépasse. D'abord, les meules qui écrasent, puis les dents qui tranchent. Enfin, ce que veut montrer Victor Hugo, c'est l'absurdité de ce travail, mouvement qui ne mène nulle part. Le verbe « aller » concerne toujours les enfants, tandis que le verbe « être » est réservé à « tout » (deux fois) c'est à dire : tout le reste, tout ce qui n'est pas humain. Dans cette image cruelle, les enfants sont broyés par le monde, alors qu'ils devraient au contraire le faire évoluer… Symboliquement, en condamnant les enfants, l'homme tue son propre avenir, il condamne la société… Ce n'est donc pas un fatum antique, inéluctable, c'est une fatalité artificielle. La métaphore filée des meules est particulièrement révélatrice : elles représentent une industrie néfaste qui écrase les enfants, exactement comme des graines, qui ont pourtant un avenir en germe. Mais contrairement au moulin qui produit de la farine ou de l'huile, la machine mâche « on ne sait quoi » … Victor Hugo lui dénie toute utilité. Et justement, la suite du poème développe les conséquences néfastes de ce travail des enfants. |
Analyse ce passage :
(Les Contemplations de Victor Hugo, Melancholia, partie 2
Aussi quelle pâleur ! La cendre est sur leur joue.
Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las.
Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas !
Ils semblent dire à Dieu : — Petits comme nous sommes,
Notre père, voyez ce que nous font les hommes ! —
Ô servitude infâme imposée à l’enfant !
Rachitisme ! travail dont le souffle étouffant
Défait ce qu’a fait Dieu ; qui tue, œuvre insensée,
La beauté sur les fronts, dans les cœurs la pensée,
Et qui ferait — c’est là son fruit le plus certain ! —
D’Apollon un bossu, de Voltaire un crétin !
| Victor Hugo veut convaincre, mais il veut aussi persuader : il fait appel aux émotions du lecteur dans son argumentation. Les exclamations expriment l'indignation « quelle pâleur ! … hélas ! » ; l'interjection est en plus une marque d'oralité .. Le poète est aussi présent à travers les marques de subjectivité de son discours (on appelle ça des modalisateurs). Il donne son avis directement : « à peine … déjà... » c'est trop tôt ! Les adjectifs sont péjoratifs (ils émettent un jugement négatif) : « insensé … infâme ». Petit à petit, le poète nous fait entrer dans son point de vue et partage ses certitudes « son fruit le plus certain » : le mal apparaît dans toute son évidence quand on le voit. « Ils semblent dire » : alors que le enfants n'ont pas de voix, le poète leur en donne une, en quelque sorte, il se fait leur avocat, il leur attribue cette injonction qui est en fait la sienne : « voyez » à l'impératif (pour un ordre, un souhait, un conseil). Le discours direct (les paroles sont rapportées telles quelles) est particulièrement théâtral : on croirait entendre cette plainte des enfants comme s'ils étaient devant nous. Soudainement, on n’est plus dans la dénonciation, on passe à la supplication et à la prière « Notre père ». Le lecteur se trouve à la fois du côté de Dieu qui juge l'action des hommes, et des enfants qui disent « nous ». D’ailleurs, les deux verbes s’opposent complètement : être du côté de l'humilité et de l'innocence, faire du côté de l'injustice et de la démesure. D'ailleurs l'oxymore est partout, dans des associations implicites : un travail qui défait, une œuvre insensée, un fruit qui tue… D'abord en incise, puis dans une parenthèse — Victor Hugo commente son propre discours et lui donne une dimension philosophique — la beauté, la pensée sont du côté du sens ; les tuer, c'est défaire quelque chose qui a un caractère divin, devenir responsable du mal. On retrouve d'ailleurs ce même raisonnement dans Le Dernier Jour d'un Condamné, pour dénoncer la peine de mort. Le participe passé « imposée » a un sens passif mais pas de complément d'agent : imposé par qui ? Le lecteur doit restituer lui-même le responsable de ce rachitisme contre-nature : les hommes. D'ailleurs le mot n'est pas choisi au hasard : le « rachitisme » c'est une maladie de la croissance qui touche le squelette). Quand le corps des enfants est atrophié, c'est que la structure même du corps social est malade. Victor Hugo multiplie les accusations, qui se complètent de façon symétrique, regardez. « Ils ne comprennent rien à leur destin » le destin, du côté de la servitude, de la mutilation, de la laideur, de l'infirmité… Tout cela s'accompagne d'une faute encore plus grave aux yeux de Hugo : l'incompréhension du côté de l'émotion (le cœur) inséparable pour lui de la pensée et de l'intelligence. « La beauté sur les fronts, dans les cœurs la pensée » les deux prépositions révèlent une progression cruelle : de l'extérieur vers l'intérieur… La beauté semble s'opposer à la pensée, mais la structure en miroir (le chiasme) révèle bien les deux faces d'une même réalité : détruire le corps, c'est aussi détruire le cœur. |
Analyse ce passage :
(Les Contemplations de Victor Hugo, Melancholia, partie 3
Travail mauvais qui prend l’âge tendre en sa serre,
Qui produit la richesse en créant la misère,
Qui se sert d’un enfant ainsi que d’un outil !
Progrès dont on demande : « Où va-t-il ? Que veut-il ? »
Qui brise la jeunesse en fleur ! qui donne, en somme,
Une âme à la machine et la retire à l'homme !
Que ce travail, haï des mères, soit maudit !
Maudit comme le vice où l'on s'abâtardit,
Maudit comme l'opprobre et comme le blasphème !
Ô Dieu ! qu'il soit maudit au nom du travail même,
Au nom du vrai travail, sain, fécond, généreux,
Qui fait le peuple libre et qui rend l'homme heureux !
| Victor Hugo se situe ici dans la droite ligne de la pensée humaniste de Rabelais : « science sans conscience n'est que ruine de l'âme » c'est à dire que la technique et l'outil n'apportent un véritable progrès que s'ils ne portent pas atteinte à l'âme, la dignité humaine. Ainsi, alors qu'un « outil » est normalement fait pour être « utile », il est remis en cause par la question rhétorique « que veut-il ? » avec une réponse implicite : rien, en tout cas, on ne sait pas… En plus la rime est étrangement visuelle sans être sonore, comme pour blesser l'oreille avec ce concept choquant d'outil inutile, puisque l'outil est ce qui est utile par excellence… On n'est donc pas seulement en présence d'une simple incohérence : c'est le comble de l'absurdité. « Enfant ... outil » d'un côté, entre en écho avec « machine … homme » de l'autre. On reconnaît bien la structure en miroir, le chiasme. Ici, elle radicalise l'antithèse : si la machine est l'envers de l'homme, l'enfant est tout sauf un outil. Ce qui est en jeu, c'est bien la notion d'âme : c'est-à-dire, ce qui justement devrait distinguer l'homme de la machine par définition même… C'est une notion bien connue en philosophie, et qui conduit notamment Descartes à comparer les animaux à des machines, puisque pour lui, les animaux n'ont pas d'âme. Le progrès, comme le travail d'ailleurs, ce sont normalement des mots connotés positivement, on pourrait donc feindre de croire que Victor Hugo est par principe contre ces deux notions. Voilà pourquoi il devance ces objections avec des subordonnées déterminatives (elles restreignent le sens de leur antécédent). Victor Hugo ne parle pas de n'importe quel travail, il parle du travail qui crée la misère. Derrière ces caractérisations se cache un dialogue implicite avec des contradicteurs. Ce « travail mauvais » au début du passage s'oppose donc au « vrai travail » qui vient à la fin. Maudire le travail « au nom du travail même » n'est donc pas du tout contradictoire : c'est une figure de style qui s'appelle l'antanaclase : on utilise un même mot avec des sens différents. Cette évolution du discours révèle bien la stratégie de Victor Hugo : profiter des objections de ses contradicteurs, pour mieux montrer leurs failles et se réapproprier leur vocabulaire. Ainsi, le « Travail mauvais » des adversaires devient « travail maudit », avec un jeu sur le morphème « mau- » qui est riche de sens : le mal pluriel est dénoncé par les mots du poète. C'est d'ailleurs dans leur étymologie : « mauvais » provient des mots latin malus et fatum (affecté d'un mauvais sort)... « maudire » est aussi construit à partir du mot malus associé au verbe dicere (tenir des propos accablants). Dans le dernier vers, Victor Hugo crée un effet de boucle, en partant de la société : le « peuple libre » (qui est presque un programme politique), pour arriver à « l'homme heureux » (l'aboutissement d'une vie affranchie du travail mauvais qui apporte la destruction). Cela nous invite à relire le premier vers du passage : l'absence de rire des enfants est certainement l'accusation la plus éloquente qu'un poète puisse imaginer… |
Analyse ce passage :
(Les Contemplations de Victor Hugo, Demain, dès l’aube, partie 1
Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m'attends.
J'irai par la forêt, j'irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.
| Ce poème s'ouvre sur l'impatience du départ : « demain » simple adverbe, devient « dès l'aube » (avec la préposition dès c'est à dire immédiatement, aussitôt). Ensuite il précise encore : la première heure du jour (c'est d'ailleurs l'étymologie du mot aube : alba, de couleur blanche en latin)... C'est donc seulement le manque de lumière qui l'empêche de partir encore plus tôt. Cette manière de reformuler un propos avec plus de force et de précision, c'est ce qu'on appelle une épanorthose. À chaque reformulation, le nombre de mots augmente, le rythme est allongé : plus l'impatience est forte, plus le temps semble long. Syntaxiquement, ce sont 3 CCL qui retardent d'autant plus l'arrivée du sujet et du verbe, rejetés au vers suivant. En isolant le verbe en début de vers, l'enjambement (une phrase se poursuit d'un vers à l'autre) met en scène l'impatience du départ, il lui confère une charge émotionnelle. Le verbe « aller », verbe de mouvement par excellence, occupe une place toute particulière dans ce premier quatrain : il revient deux fois en début d'hémistiche, c'est une anaphore rhétorique (un même mot est répété en début de chaque composant d'un discours). En plus ici le futur simple insiste sur une action certaine dans l'avenir. C'est frappant, parce que le poète s'interdit d'utiliser le futur immédiat qui serait pourtant naturel : « je vais partir »… Mais on entend tout de même « irai » dans « partirai » qui démultiplie le verbe « aller » comme un écho. Cette impatience du départ est au cœur de toutes les préoccupations du poète. Bien sûr, c'est l'absence d'un être aimé, dont la présence est sans cesse évoquée, qui provoque cette douleur : la 1ère personne est toujours en relation avec une 2ème personne : « je partirai … je sais » encadrent « vois-tu » : on entend la voix du poète qui lui adresse son poème. C'est d'ailleurs ici à la fois une apostrophe et une marque d'oralité. Pour ce type d'énoncé, les linguistes parlent de fonction phatique : il ne sert qu'à garder le contact avec l'interlocuteur. « Loin de toi » : la deuxième personne est au cœur de ce manque. Le verbe blanchir est vraiment très particulier ici, pour plein de raisons. D'abord, il est conjugué au présent de vérité générale ici « l'heure ou blanchit la campagne » pour une action vraie en tout temps : l'action est inscrite dans l'éternité. Symboliquement, toute journée naissante, comme toute vie, s'achemine vers sa fin. On peut certainement parler d'ironie tragique ici : des allusions qui annoncent un dénouement funeste. Mais ce n'est pas tout : d'habitude on blanchit quelque chose (un complément d'objet qui subit l'action). Mais ici, la campagne blanchit : c'est un emploi intransitif. Dès lors, le sujet subit l'action du verbe, c'est ce qu'on appelle un verbe décausatif. Tout ça va dans le même sens : la mort est subie de façon passive comme un processus interne au sujet. Ce seul mot, par la finesse de son emploi, semble commenter le travail même du poète qui épure le langage pour atteindre la plus grande densité émotionnelle. C'est une action en devenir et pourtant sans sujet animé « l'heure où blanchit la campagne » aucune personnification de la mort n'est possible : son évocation se trouve à un niveau subliminal uniquement. C'est une poésie très humble : la campagne elle-même n'est pas une allégorie, seulement un paysage qui évoque amèrement, par sa couleur, la mort de l'absente. |
Analyse ce passage :
(Les Contemplations de Victor Hugo, Demain, dès l’aube, partie 2
Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.
| Ce quatrain vient décevoir toutes nos attentes : d'abord, pas de voyage, pas de péripéties. Une seule phrase longue, avec un rythme régulier, qui s'allonge sans cesse « Je marcherai — les yeux fixés — sur mes pensées » 4 4 4, puis « Sans rien voir au dehors — sans entendre aucun bruit » : 6 et 6, deux hémistiches qui forment un parallélisme parfaitement symétrique : la même structure de phrase est répétée. C'est une marche lente, et quand on connaît la destination, une marche funèbre. Le verbe de mouvement « marcher » s'oppose à tous les autres emplois de verbes : « fixés … courbé » du côté de l'immobilité, les verbes de perception sont tout simplement niés, et le verbe d'état termine le quatrain sur une comparaison qui nous fait revenir au début du poème : ce retour de la nuit, qui précède l'aube, c'est symboliquement une marche arrière. Pas d'action, mais pas de description non plus : le paysage est doublement nié : le quatrain s'ouvre avec des yeux fermés et se termine avec la nuit, celle des paupières closes. Comme Oedipe qui s'est crevé les yeux, guidé par sa propre fille Antigone, qu'il ne voit pas… Le lyrisme a sombré dans la tragédie. D'ailleurs toute la posture du poète en fait un Héros tragique : le dos courbé, c'est à dire écrasé par des forces qui le dépassent. Les mains croisées, c'est-à-dire, vides : s'il traverse les enfers, il ne tient même plus la lyre d'Orphée... C'est le quatrain de l'absence : pas de péripéties, pas de paysage, pas de poésie, mais surtout, pas de retrouvailles : la deuxième personne qui était présente dans le premier quatrain, a complètement disparu, et ne reviendra que dans l'avant-dernier vers pour la chute finale. La préposition « pour moi » isole la première personne comme un écho dégradé du dialogue imaginaire du 1er quatrain « loin de toi ». Tous ces indices en creux nous éloignent d'un poème d'amour traditionnel. Et en effet, l'isolement du poète est accablant : les adjectifs eux-mêmes sont isolés par la ponctuation : « seul, inconnu » et enfin « triste » qui est carrément rejeté en tête de vers. Implicitement, on devine une gradation (une augmentation en intensité) : seul est un isolement du corps, inconnu est un isolement de l'âme, Triste est l'adjectif le plus simple, le plus dépouillé, pour dire le deuil impossible à faire. Les mains croisées : geste de recueillement, dans tous les sens du terme : recueillir ses pensées, recueillir quelque chose de précieux. La conjonction de coordination est déjà cruelle, avec sa logique d'accumulation, elle prépare déjà la chute finale. Le jour n'est évoqué que pour mieux annoncer la nuit : c'est une antithèse (le rapprochement de deux termes opposés). Cette esthétique des contrastes est essentielle chez Hugo : il s'en sert pour donner toute leur force à ses propos. Ici, on entend l'expression « voir le jour » : la mort de sa fille est comme une naissance inversée. « Le jour pour moi sera comme la nuit » c'est à l'échelle humaine le drame vécu par Déméter : quand sa fille Perséphone — enlevée par Hadès le dieu de la mort — séjourne aux enfers, le printemps devient hiver, le monde entier devient sombre comme la nuit. |