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Analyse ce passage :
(Fleurs du mal de Baudelaire, chapitre Au lecteur, partie 1)
La sottise, l’erreur, le péché, la lésine,
Occupent nos esprits et travaillent nos corps,
Et nous alimentons nos aimables remords,
Comme les mendiants nourrissent leur vermine.
Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches ;
Nous nous faisons payer grassement nos aveux,
Et nous rentrons gaiement dans le chemin bourbeux,
Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches. | Alors, on entre dans le poème, et donc dans le recueil lui-même, par une étrange énumération des faiblesses humaines. Étrange d'abord parce que ici le péché n’est en fait qu’une catégorie de défauts parmi d’autres. Et donc ce n'est pas seulement nos fautes qui sont visées par Baudelaire, mais bien toute la variété du tableau des failles de la nature humaine. Il se situe d’emblée au-delà de la posture d’un moraliste. On dirait aussi que cette énumération suit une logique de cause conséquence, regardez : la sottise entraîne l’erreur qui entraîne le péché. Mais ici, au lieu de trouver le châtiment comme conséquence du péché, on trouve quoi ? La lésine, c’est-à-dire, l’accumulation sordide de petits intérêts… Pour Baudelaire, l’Enfer n’est rien d’autre que cette multitude de petites culpabilités qui nous tourmentent. Vous savez, contrairement au regret, le remords concerne un acte qui a vraiment été accompli, c'est un désir coupable qui a été réalisé. Et voilà pourquoi nos remords sont aimables. L’oxymore (l'association de deux termes contradictoires) permet surtout à Baudelaire de nous montrer la beauté paradoxale de ces remords, de fausses larmes qui cachent des souvenirs heureux. Le mot « repentir » ici, reprend ce préfixe -re, avec cette idée de répétition ou de retour en arrière : et on voit alors comment le repentir n’est en fait encore qu’une manière de se complaire dans le souvenir de nos jouissances passées. Et on n'oublie pas aussi que Baudelaire était critique d'art : le repentir en peinture, c'est le fait de recouvrir une première ébauche : on est bien dans une métaphore très picturale… D’ailleurs, la comparaison fait surgir une image particulièrement saisissante : l’être humain est comme un mendiant, ses défauts sont des parasites. Le point commun, c’est le fait de nourrir ce qui nous fait du mal, par faiblesse ou par complaisance. La diérèse qui compte comme une syllabe entière, insiste sur le mot « mendiant »… Baudelaire nous met sous les yeux, de façon abrupte, ce symbole de la condition humaine. Tout le poème est envahi par des allégories, regardez : chaque défaut s’allie aux autres pour agir « occuper … travailler ». Il prennent ensuite réellement des caractères humains : « être têtu … être lâche ». C’est amusant d’ailleurs parce que l’inverse de la lâcheté, n’est pas le courage, mais l’entêtement. L’inverse d’un défaut reste un défaut. Les étymologies sont révélatrices *occupare = prendre avant les autres, envahir un espace, ou encore « travailler » qui provient d’un instrument de torture, le tripalium : Baudelaire nous fait voir ces défauts comme une armée de barbares ou de démons qui torturent à la fois nos esprits et nos corps. Le fait d’avoir comme ça des hémistiches parfaitement équilibrés donne une impression de totalité, regardez. L’esprit d’un côté, le corps de l’autre. Et donc le grand absent ici, c'est l'âme : ces démons torturent avant tout l'esprit et le corps. Baudelaire utilise l’imaginaire chrétien pour représenter un enfer terrestre. Dans le même sens « nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches » : une moitié de nos actions sert d'excuse à l'autre moitié, tout acte généreux cache un intérêt. « payer grassement nos aveux ». La première personne est à la fois sujet et complément : on ne se donne jamais qu’à soi-même. Baudelaire, là, nous donne une vision pessimiste de la nature humaine. Et la religion elle-même est présentée comme inutile : « croyant par de vils pleurs laver toutes nos tâches ». Vous entendez l'intention satirique |
Analyse ce passage :
(Fleurs du mal de Baudelaire, chapitre Au lecteur, partie 2)
Sur l’oreiller du mal c’est Satan Trismégiste
Qui berce longuement notre esprit enchanté,
Et le riche métal de notre volonté
Est tout vaporisé par ce savant chimiste.
C’est le Diable qui tient les fils qui nous remuent !
Aux objets répugnants nous trouvons des appas ;
Chaque jour vers l’Enfer nous descendons d’un pas,
Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent. | On entre maintenant dans le cœur du poème, notamment avec les compléments circonstanciels : « sur l’oreiller du mal » devient « vers l’Enfer » et enfin « à travers des ténèbres ». Et tout ça de manière très progressive : « longuement » ou encore « d’un pas » vous sentez comment ils oscillent entre une valeur de manière, de temps et de lieu ? On descend d'un pas après être entrés dans le chemin bourbeux : on est bien dans cette référence à la Divine Comédie où Virgile prend Dante par la main pour lui faire découvrir les Enfers… On a d’ailleurs deux présentatifs qui ponctuent les deux quatrains « c’est satan » puis « c’est le diable ». Baudelaire nous les montre du doigt, et bien sûr ce sont deux grandes métaphores très riches. D’abord « Satan berce notre esprit et vaporise notre volonté ». Traditionnellement, le sommeil Narcos est le frère de la mort, Thanatos. Cet endormissement nous prépare déjà à la descente aux Enfers qui va suivre. Mais c’est surtout une métaphore qui tire toute sa symbolique de l’alchimie : Satan Trismégiste, c’est-à-dire « trois fois grand » fait référence au dieu Hermès, ou encore Mercure pour les Romains, le dieu qui aurait inventé l’alchimie. La métaphore est filée : Satan, allégorie du mal, est aussi alchimiste. Tandis que notre volonté (ce qui nous permettrait de combattre le mal) est un métal précieux. Et dans cette métaphore, il est vaporisé, c'est d'ailleurs une réaction chimique qui a un nom très évocateur : la sublimation. Regardons maintenant la deuxième grande métaphore de ce passage : les humains sont comme des marionnettes manipulées par le mal lui-même. Baudelaire, moraliste désabusé, prend un malin plaisir à soulever un coin du rideau pour nous faire voir l’envers du décor. Mais ce n'est qu'un début : ces deux grandes métaphores sont sans cesse présentées comme un véritable piège tendu aux humains. D’abord avec le chiasme : notre esprit, notre volonté, sont encadrés par Satan, ce savant chimiste. Ici, les rimes embrassées sont en plus particulièrement signifiantes : les appâts qui nous remuent, guident nos pas, vers ce qui pue, c’est à dire, vers notre propre décomposition. Dernier point intéressant : le mouvement ascendant de la volonté vaporisée s’oppose au mouvement descendant vers les Enfers. Dans tout ce passage, on dirait que Baudelaire s’amuse à illustrer l’expression : « L'Enfer est pavé de bonnes intentions ». Pour le moraliste désabusé, ces bonnes intentions ne sont en fait que des excuses pour abandonner notre propre volonté, et c’est exactement ce qui va se passer ensuite. |
Analyse ce passage :
(Fleurs du mal de Baudelaire, chapitre Au lecteur, partie 3)
Ainsi qu’un débauché pauvre qui baise et mange
Le sein martyrisé d’une antique catin,
Nous volons au passage un plaisir clandestin
Que nous pressons bien fort comme une vieille orange.
Serré, fourmillant, comme un million d’helminthes,
Dans nos cerveaux ribote un peuple de Démons,
Et, quand nous respirons, la Mort dans nos poumons
Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes.
Si le viol, le poison, le poignard, l’incendie,
N’ont pas encor brodé de leurs plaisants dessins
Le canevas banal de nos piteux destins,
C’est que notre âme, hélas ! n’est pas assez hardie. | Dans ce troisième mouvement, l’image de la nature humaine s’est encore dégradée : le mendiant est maintenant un « débauché pauvre ». Qu'on ne peut même pas plaindre, avec l'adjectif postposé, ce n’est pas un « pauvre débauché ». Il n'est donc plus victime, il est coupable : il ne mendie plus, il prend un plaisir clandestin. Dans cette image, le plaisir se confond avec le nécessaire pour vivre : « manger » est associé à « baiser ». « L’orange pressée » rappelle le « sein martyrisé ». Dans ce tableau un peu grotesque de la condition humaine, les vices sont devenus des besoins vitaux : le travail même du moraliste devient dérisoire. L’orange est en plus un symbole particulièrement riche : le fruit de l’hiver, le fruit d’or, celui du jardin des Hespérides... et dont les fleurs sont associées à la pureté et au sommeil depuis l’antiquité…Alors que le sein vide et l’orange pressée n’ont plus rien à offrir, au contraire, la mort, elle, coule à flot « fleuve invisible ». Comme souvent chez Baudelaire, les métaphores suivent un véritable fil conducteur. Alors que le 5e quatrain est celui du manque, le 6e sera celui de l’excès. C’est d’ailleurs le sens du verbe riboter : manger et boire avec excès. La métaphore qui vient juste après est donc particulièrement impressionnante : la simple vermine du début est devenue « un million d’helminthes » c’est-à-dire, des vers intestinaux, avec la diérèse qui insiste sur l’hyperbole et le participe présent qui inscrit leur action dans la durée. En fait, ce sont ici deux métaphores comparées entre elles : l’image des vers prépare et illustre celle des démons. Nos tentations, nos vices, sont des démons qui nous dévorent vivants comme des parasites. La conjonction de toutes ces images crée une véritable hypotypose : une description saisissante et animée. « Quand nous respirons, la mort » vous entendez ? En lisant ce vers, on peut d’abord penser que la mort est COD du verbe « respirer ». Le verbe descendre est en plus rejeté au début du vers suivant. C’est un enjambement qui illustre bien ce mouvement de débordement du fleuve. Baudelaire nous attire progressivement dans sa réflexion, un peu comme Charon qui nous invite à traverser le Styx. Cette troisième métaphore du fleuve est liée aux deux précédentes, notamment avec l’assonance en on : « million … démons … respirons … poumons ». Au fond, c’est une seule et même image : le fleuve, les parasites, les démons, c'est toujours à chaque fois une seule et même chose... le temps qui passe. Et finalement, le Mal ne provient que de cette vanité envahissante. On a vraiment une image qui prend tout l’espace disponible, et pourtant, en même temps, tout se passe de manière discrète et souterraine, regardez : « dans nos cerveaux », un fleuve « invisible », des plaintes « sourdes ». Toutes ces tentations nous travaillent en secret. Alors que « le viol, le poison, le poignard, l’incendie » sont justement des crimes qui vont du plus caché au plus visible. « Broder » c’est-à-dire, rendre visible, décorer, ornementer un vêtement. On dirait qu’avec ce verbe, ces différents crimes violents deviennent des fileuses, un peu comme les Parques de la mythologie, qui dévident et tranchent le fil de la vie des mortels… Mais le verbe « broder |
Analyse ce passage :
(Fleurs du mal de Baudelaire, chapitre Au lecteur, partie 4)
Mais parmi les chacals, les panthères, les lices,
Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents,
Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants,
Dans la ménagerie infâme de nos vices,
Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde !
Quoiqu’il ne pousse ni grands gestes ni grands cris,
Il ferait volontiers de la terre un débris
Et dans un bâillement avalerait le monde ;
C’est l’Ennui ! — l’œil chargé d’un pleur involontaire,
Il rêve d’échafauds en fumant son houka.
Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,
— Hypocrite lecteur, — mon semblable, — mon frère ! | On a un peu l’impression maintenant de d’assister à la présentation d’un numéro de cirque : le ton est très oral, avec cette phrase très longue, qui déborde du quatrain, l'exclamation, le présentatif, le triple superlatif qui monte en puissance « plus laid, plus méchant, plus immonde ». C'est vraiment un moment de basculement ici : avec le lien logique d’opposition, on attire notre regard vers cette vers une créature qui sort du lot. D’ailleurs, le nom commun « monstre » provient bien du verbe montrer en latin (monstro, monstravi, monstratum). Le monstre est bien ce qu’on montre pour son étrangeté, sa singularité. Cet intérêt du poète pour ce qui est bizarre, on le retrouve bien sûr partout dans Fleurs du Mal. Je crois que c’est intéressant aussi de revenir un peu sur cette énumération d’animaux ici. On dirait un peu un bestiaire médiéval, où chaque animal représenterait un péché, un vice, une faiblesse humaine, avec ses caractéristiques physiques, ses traits distinctifs, son instinct de survie. « La Lice et sa Compagne » c’est d’ailleurs une fable de La Fontaine qui traite justement la question de la méchanceté : une Lice, c’est à dire, la femelle du chien de chasse, prend le logis d'une amie qui lui a donné l’hospitalité. Mais ici, on s’extrait du bestiaire pour découvrir un monstre très différent avec le lien de concession « Quoique » : alors que les autres glapissent, hurlent, grognent, rampent ! C’est-à-dire qu’on les voit et qu’on les entend, celui là au contraire est tout évanescent, il baille, il fume : il est du côté du parfum, du côté de l’encens et des ténèbres qui puent. On a déjà de manière concentrée tous les thèmes qui seront abordés dans le recueil. Regardez comment ces énumérations se terminent par un mouvement horizontal : le serpent rampe : tous ces animaux représentent des vices triviaux, terrestres. Alors que l’Ennui au contraire fume en rêvant d’échafauds : c'est très vertical, et donc, c'est très métaphysique : la fumée monte, c'est l’élévation, l’idéal… Au contraire, la corde du pendu ou la lame de la guillotine descendent, c'est le poids du spleen. Tout est fait pour mettre en scène un coup de théâtre. D'abord un pronom impersonnel « il en est un ». Puis, un pronom personnel « il ferait volontiers » mais impossible de savoir pour l'instant qui c'est… C’est ce qu’on appelle une cataphore : la référence ne vient qu’après le pronom. Un procédé bien connu des devinettes… La réponse a donc d’autant plus de poids « C’est l’Ennui ! » avec le présentatif et l’exclamation. l'allégorie de l’Ennui est pleine de paradoxes (il sépare des idées habituellement associées) : « Monstre délicat » alors qu'on imagine un monstre plutôt brutal. Avaler le monde, une action violente, associée au bâillement, geste involontaire de fatigue. On peut essayer d'imaginer ce personnage, avec ce bâillement qui suggère une bouche gigantesque, et ce pleur involontaire qui rappelle des larmes de crocodiles. Baudelaire est féru de mythologie : en égypte ancienne, le dieu Crocodile, c’est Sobek, dieu des crues. Fleuve qui apporte la mort aussi bien que la vie. En |
Analyse ce passage :
(Fleurs du mal de Baudelaire, chapitre À une passante, partie 1)
La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d'une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l'ourlet ;
Agile et noble, avec sa jambe de statue. | C’est un sonnet canonique : deux quatrains, deux tercets, qui font en tout 14 vers. Les rimes féminines sont celles qui se terminent avec un -e muet. D’abord les rimes masculines embrassent les rimes féminines, puis c’est l’inverse… Cela évoque bien la rencontre entre deux personnages, et en même temps, un basculement de situation ! Pour les tercets, nous avons une rime croisée et une rime plate : vous verrez que cela correspond à un moment de basculement pour le premier tercet et une pointe pour le deuxième tercet : Baudelaire utilise cette forme du sonnet pour mieux mettre en scène cette rencontre fugace. Le premier vers nous met tout de suite dans une situation en mouvement avec la première personne au cœur d’un complément circonstanciel de lieu : « la rue assourdissante autour de moi hurlait ». C’est une hypotypose : donner à voir une scène animée et frappante. Cette rue n’est pas décrite, pas nommée, elle est tout de suite comme gonflée par l’adjectif très long « assourdissante » et personnifiée par le verbe « hurler » : une chose inanimée devient un personnage. « Autour de moi » Baudelaire crée une sorte de monstre moderne qui engloutit le poète : cet engloutissement nous donne bien à voir, à entendre, à sentir. « une femme passa » c’est le seul passé simple du poème, pour une action unique et soudaine dans le passé. Tous les autres verbes convergent vers elle : « Hurlait » est un imparfait de description. Tandis que les deux participes présents « soulevant, balançant » inscrivent les actions dans la durée. C’est un mouvement figé dans le temps, comme un cliché photographique. Le rythme de la syntaxe accentue cet effet de ralentissement, avec des adjectifs, « longue, mince » puis un complément circonstanciel « en grand deuil » et carrément une incise « douleur majestueuse », qui renvoient à la même chose « Une femme » le sujet du verbe passer, qui est ainsi retardé pendant un vers entier. L’effet d’attente est frappant. L’adjectif « Longue », en première position, est étrange pour décrire une femme. C’est une hypallage : il devrait qualifier plutôt la rue, ou le passage lui-même. Cette confusion met en scène le déplacement du regard, la silhouette de cette femme est comme distendue par le mouvement. Baudelaire s’intéresse beaucoup à la photographie, qui connaît un grand essor en ce milieu de XIXe siècle. Dans cette deuxième partie des Fleurs du Mal, « Les Tableaux Parisiens », Baudelaire insiste sur des images modernes Il n’hésite pas à prendre la rue comme cadre d’un poème. On est loin des Méditations Poétiques de Lamartine, avec les paysages état-d’âme du Lac et du Vallon, qui représentent les thèmes privilégiés du romantisme. Regardez le lexique utilisé : « le feston et l’ourlet » ce sont deux détails du manteau, qui esquissent comme une gravure de mode. On retrouve bien ici les motifs du peintre de la vie Moderne, les fameuses aquarelles de Constantin Guys. « douleur majestueuse » c’est presque déjà un nom propre, il manque juste la majuscule, mais on rejoint l’allégorie (la représentation personnifiée d’une idée abstraite) : elle incarne une forme de beauté à la fois éternelle et fugace, proche et lointaine… Comme le peintre de la vie moderne, ou le photographe, le poète essaye à sa manière de tirer l’éternel du transitoire. Les adjectifs « grand … majestueuse » encadrent les noms communs « deuil, douleur » c’est un chiasme : une structure en miroir, joue aussi souvent sur le contraste. Le deuil introduit le thème de la mort : le passage du temps, le transitoire. La douleur touche au registre pathétique, qui la rapproche de nous. Les adjectifs au contraire la mettent hors de notre portée, et hors du temps. Regardez les rimes féminines : on entend le même mot revenir deux fois « |
Analyse ce passage :
(Fleurs du mal de Baudelaire, chapitre À une passante, partie 2)
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son oeil, ciel livide où germe l'ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.
| L’image de l’ouragan n’est pas anodine, on se souvient, dans l’Albatros, que « le poète hante la tempête », ce lieu tourmenté d’où il tire la matière de son art. Mais ici Baudelaire parle d’un « ciel livide » c'est-à-dire très pâle. C’est une métaphore : l'œil est comparable à un ciel vide et calme, et leur point commun, c’est justement leur beauté paradoxale : ils recèlent tous les deux la possibilité d’un orage. Il remotive une expression toute faite : « le calme avant la tempête » désigne bien un moment suspendu entre l’avant et l’après. On a trois verbes au présent « germe … fascine … tue » : on peut penser au présent de narration, pour rendre plus vivant un événement du passé. Et pourtant, on se rapproche de la vérité générale : pour des actions vraies en tout temps. Ce sont les caractéristiques immuables de la beauté recherchée par Baudelaire. Ce sont les seuls verbes au présent : avant et après, les verbes sont au passé. Plus loin, le futur « ne te verrai-je plus ». Ce moment figé dans le présent se trouve dans les vers 7 et 8, c'est-à-dire exactement au milieu du poème. La syntaxe elle-même vient éterniser ce moment : « Je buvais » est séparé de son complément d’objet direct « la douceur et le plaisir » par le complément circonstanciel de lieu qui fait durer l’action jusqu’à la fin du quatrain. La menace de l’ouragan est représentée de manière sonore par une allitération (un retour de sons consonnes) en R , et au contraire, la douceur du regard semble imitée par l’allitération en S . On trouve aussi le sens du goût, avec le verbe « boire ». Cette image poétique d’un regard liquide, à la fois sonore et caressant crée une véritable synesthésie : une correspondance entre diverses perceptions. Dans un autre poème des Fleurs du Mal ; « Hymne à la Beauté », Baudelaire écrit : Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l’abîme, Ô Beauté ? Ton regard, infernal et divin, Verse confusément le bienfait et le crime, Et l’on peut pour cela te comparer au vin. Baudelaire, Les Fleurs du Mal, « Hymne à la beauté », 1857. Dans notre poème, le Poète boit deux choses : « la douceur qui fascine et le plaisir qui tue ». C’est la même métaphore où l’inspiration poétique est comparée au vin, qui procure aussi l’ivresse. Or chez Baudelaire, l’ivresse est justement ce qui permet de suspendre le temps : Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous. Baudelaire, Le Spleen de Paris, « Enivrez-vous », 1869. Dans Les Paradis Artificiels, Baudelaire trace un lien entre les drogues et l’inspiration poétique. Mais pour lui, le véritable poète trouve cet état d’éveil et d’exacerbation des sens, non dans la consommation des drogues, mais dans la création artistique elle-même. Baudelaire ne manque pas d’autodérision dans sa représentation du Poète. D’un côté nous avons une allégorie de la beauté, agile, en mouvement, et de l’autre, nous avons un spectateur immobile, qui ne se rend plus compte de sa propre apparence tant il est fasciné. « Moi, je buvais » la première personne du singulier est rejetée en tête de vers. La douceur qui fascine, le plaisir qui tue, la double association est étrange, car le plaisir n’est pas loin de la fascination, mais pourtant, la douceur du côté de la lenteur s’oppose à la brutalité du verbe tuer... C’est bien tout le paradoxe de l’empoisonnement par l’ivresse : le poète partage avec son lecteur sa dépendance pour cette forme de beauté dangereuse. |
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(Fleurs du mal de Baudelaire, chapitre Correspondances , partie 1)
La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers.
| Dès les premiers vers, on voit que le poème va traiter de thèmes philosophiques. Tous les verbes sont au présent de vérité générale : ce n’est pas une histoire ou une anecdote, mais bien un propos qui se veut universel. Le mot Nature a une majuscule, nous indiquant que c’est un concept général. « La Nature … l’homme » de par leur disposition en tête de vers, ces deux éléments sont mis en opposition. La Nature est du côté de la stabilité et de l’éternité, avec le verbe d’état et l’image atemporelle du temple, tandis que l’homme est du côté de l’éphémère, avec le verbe passer : qui est un euphémisme pour le verbe mourir. Un euphémisme, c’est l’expression atténuée d’une idée désagréable. Revenons alors sur le titre. Le mot Correspondance possède en un premier sens, philosophique et mathématique, pour désigner le rapport logique entre deux ensembles. C’est exactement le mécanisme de la métaphore et de la personnification, qui sont des figures d’analogie : ils rapprochent deux ensembles différents. « La Nature est un temple » c’est une métaphore, avec un comparé et un comparant. Quel est le point commun entre les deux ? La spiritualité. Sans parler directement d’un Dieu ou d’un créateur, le poème assimile déjà la Nature à un être vivant, avec la personnification des forêts qui observent les hommes. Mais ce discours spirituel est aussi un discours sur l’art. « De vivants piliers » la métaphore est filée, on peut deviner qu’il s’agit des arbres. La nature devient architecture, elle est mise en correspondance avec le monde de l’art. Baudelaire nous retrace une évolution des sensibilités artistiques. Le temple représente la beauté antique, figée, atemporelle, qui inspire l’art classique, avec les proportions équilibrées et rigoureuses des tragédies. Puis les vivants piliers transforment ce décor en cathédrales gothiques, qui correspondent à l’imaginaire romantique. On peut penser par exemple à Châteaubriand, grand précurseur du romantisme, qui écrit dans Le Génie du Christianisme : L'architecte chrétien, non content de bâtir des forêts, a voulu, pour ainsi dire, en conserver les murmures, et au moyen de l'orgue et du bronze suspendu, il a attaché au temple gothique, jusqu'au bruit des vents et des tonnerres, qui roule dans la profondeur des bois. Ces mêmes arbres deviennent des forêts de symboles à la fin du quatrain : Baudelaire vient de faire un pas supplémentaire, passant du romantisme au symbolisme. Vous allez voir que ce poème est véritablement un manifeste de l’art symboliste. En effet, la « forêt de symboles » devient comme un immense poème qui recèle un sens caché « de confuses paroles ». Le mot « confus » crée un effet de flou visuel, en peinture, on dirait un sfumato, une continuité entre les couleurs, qui participe à une esthétique du mystère. Symboliquement, cela signifie qu’il faut apprendre à déchiffrer les signes. Cette idée est reprise par toute une génération de poètes. Pour Stéphane Mallarmée par exemple, la poésie doit rester hermétique, compréhensible uniquement pour certains initiés. Chez Baudelaire, le déchiffrement symbolique n’est pas à sens unique : c’est un échange. « Les vivants piliers laissent sortir de confuses paroles » on dirait que les paroles possèdent leur propre énergie, c’est un mouvement dirigé vers l’extérieur. Puis « les forêts de symbole observent l’homme ». Tous les regards convergent vers l’homme. Ces jeux de mouvement révèlent donc un dialogue, où les paroles et les regards sont un même moyen de déchiffrer et de comprendre. D’ailleurs c’est là un deuxième sens du mot Correspondance : un échange épistolaire, par lettres. |
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(Fleurs du mal de Baudelaire, chapitre Correspondances , partie 2)
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
| C’est une définition poétique d’une figure de style qui s’appelle la synesthésie : l’association entre des perceptions différentes : la vue et l’ouïe, le parfum et le toucher, le goût, etc. Vous allez voir que ce poème est très riche en synesthésies. Par exemple ici « les échos » sont « longs et ténébreux » des éléments sonores, les échos sont devenus visuels : longs et ténébreux. On retrouve ici l’idée d’un dialogue, d’un échange, avec le mot « écho ». Tout au long du quatrain, des sonorités imitent ces échos : « comme … échos .. confondent … comme … comme … couleurs ». Les deux verbes « se confondent … se répondent » riment entre eux, avec en plus une rime interne avec « profonde ». Les deux verbes sont à la voix pronominale, avec un sens réciproque : les perceptions se confondent et se répondent entre elles. Personnifiées, elles agissent et subissent l’action de l’autre en même temps. Cela crée un effet de mélange et de continuité. Le verbe « confondre » entre d’ailleurs en résonance avec l’adjectif « confuses » utilisé plus haut. En fait, cette continuité est aussi et surtout une complémentarité. En effet regardez cette double comparaison « Vaste comme la nuit et comme la clarté » c’est un paradoxe : deux éléments normalement opposés sont ici rapprochés. D’ailleurs le mot unité, qui rime avec clarté, contient le mot nuit en anagramme. Cela illustre l’idée de complémentarité entre tout et son inverse. On peut penser aux couleurs complémentaires qui permettent de composer toutes les autres couleurs. En passant de l’ombre à la clarté, Baudelaire crée une palette de sensations que l’artiste peut utiliser pour recréer son univers. La nuit est vaste : un adjectif spatial est utilisé pour un élément temporel. L’unité est profonde : habituellement, c’est la multiplicité ou la diversité qui sont profondes. On peut parler ici d’un oxymore : l’association de termes qui semblent contradictoires. En fait, cela devient compréhensible à partir du moment où l’unité désigne une création, un univers, ou encore une œuvre d’art. Pour Baudelaire, la beauté se trouve dans cette profondeur. L’artiste va la chercher en des lieux lointains, sombres et tourmentés. Souvenez-vous, dans l’Albatros, le poète hante la tempête. Dans À une passante, le poète boit dans son regard le ciel livide où germe l’ouragan. Ici, Baudelaire réalise un manifeste esthétique de la poésie symboliste. |
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(Fleurs du mal de Baudelaire, chapitre Correspondances , partie 3)
Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
— Et d'autres, corrompus, riches et triomphants,
Ayant l'expansion des choses infinies,
| Ce premier tercet commence avec une tournure impersonnelle où le verbe être signifie « il existe » c’est un sens philosophique. On peut même dire ontologique : il révèle une réflexion sur l’être et l’existence. Après avoir exposé son propos principal : les parfums, les couleurs et les sons se répondent, le poète va énumérer des exemples : c’est bien un tournant dans le poème. Regardez comment les sens sont mélangés ici : les parfums (olfactifs), sont frais (c’est le sens du toucher), doux (encore le toucher) comme les hautbois (c’est un instrument de musique, donc c’est le sens de l’ouïe), vert comme les prairies (une couleur et un paysage, c’est la vue). Nous avons une belle figure de synesthésie en action ! Mais cela va plus loin, car Baudelaire mélange des éléments qui relèvent de domaines différents, regardez. Les parfums sont comme des chairs d’enfants. Ce qui est non consistant et non-humain, devient très concret, et humain. De même les adjectifs utilisés pour les parfums : corrompus, riches et triomphants sont d’habitude utilisés pour des êtres humains. Une personnification vient doubler la synesthésie. Soudainement, « Et d’autres » vient créer une opposition. Le tiret semble mettre en place un dialogue, donnant la parole à une deuxième voix. Cela justifie la polysémie du titre : la correspondance épistolaire. Regardons maintenant comment fonctionne cette opposition de deux voix. D’un côté, les parfums « frais, doux, verts » avec des adjectifs très courts, séparés les uns des autres. De l’autre côté, des adjectifs longs, coordonnés entre eux « corrompus, riches et triomphants » allongés encore par la prononciation triomphants : la métrique nous oblige à prononcer séparément le son ON, c’est une diérèse : 1 voyelle compte pour 1 pied. Cet effet d’allongement continue avec un enjambement : la phrase se poursuit sur le vers suivant. En plus, cet enjambement est assez audacieux, car il crée une continuité entre les deux tercets. Et on retrouve encore une diérèse : ayant l’expansion des choses infinies, dont la richesse est renforcée par l’assonance en i. On retrouve bien l’idée d’expansion dans la forme même du poème. Cette image d’un infini en expansion donne le vertige, on entre dans l’hyperbole : une expression exagérée, une image excessive. Pourquoi Baudelaire prend-il autant de soin à construire cette opposition ? Il essaye sans doute de nous faire passer un message. Au niveau du sens, qu’est-ce qui est opposé ? Les enfants sont du côté de l’innocence et de la simplicité. La corruption se trouve du côté de la culpabilité et du mal. Cela guide le système d’oppositions regardez : Dans la première partie du quatrain, on trouve des thèmes qui renvoient plutôt à des esthétiques traditionnelles : Les chairs d’enfants constituent en effet un objet d’étude très important dans l’Histoire de la peinture, avec les madones et les scènes de nativité issues du nouveau testament, ou encore les amours représentés par le personnage mythologique de cupidon. Les hauts-bois représentent bien l’idéal d’ordre et de modération de la musique classique, avec son timbre chaleureux et raffiné Les prairies renvoient à un genre particulier dans l’histoire de la poésie, il s’agit du genre bucolique. Il trouve son origine dans l’antiquité, avec Les Bucoliques, un recueil du poète latin Virgile, qui chante la douceur de la vie champêtre. Chez Baudelaire, la Nature est bien différente. Présente dès le titre de son recueil Les Fleurs du Mal, elle est souvent orageuse, profonde, tourmentée. Ainsi, à partir de la deuxième partie du quatrain, on bascule dans une autre esthétique : les parfums sont « corrompus, riches et triomphants ». Corrompus comme le mal, triomphants comme l’artiste qui y trouve de la beauté, riche comme la beauté elle-même. Ces parfums sont Les Fleurs du Mal, à travers eux, Baudelaire nous parle en fait de poésie et |
Analyse ce passage :
(Fleurs du mal de Baudelaire, chapitre Correspondances , partie 4)
Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens,
Qui chantent les transports de l'esprit et des sens.
| On est partis d’une expression très générale, imprécise, les « choses infinies » pour arriver maintenant à des parfums spécifiques, très précis : « l’ambre, le musc, le benjoin, et l’encens » : c’est cela qui constitue la pointe du sonnet, un mouvement du général au particulier. Les perceptions les plus singulières déploient un univers. L’énumération des parfums suit une logique. L’ambre est une matière solide, une résine minéralisée, tandis que le musc est liquide, il appartient au règne animal, le benjoin et l’encens appartiennent au règne végétal, et sont brûlés pour produire une fumée odorante. Nous avons donc des matières qui représentent des éléments naturels variés, organisés du plus solide au plus évanescent. L’encens est en plus utilisé lors des cérémonies religieuses : c’est le parfum le plus spirituel. Cette fin de poème nous invite à l’élévation. Les noms utilisés : l’expansion, les transports, traduisent une mise en mouvement du poème. L’esprit et les sens sont coordonnés : ils vont ensemble. La perception du monde est transformée en compréhension spirituelle du monde. Or, cela se fait à travers le chant. La poésie est issue de la musique. Les parfums chantent : dans cette ultime synesthésie, Baudelaire donne au poète le rôle d’intermédiaire entre le monde sensible et son sens caché. |
Analyse ce passage :
(Fleurs du mal de Baudelaire, chapitre Correspondances, Tout le poème)
La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers.
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
II est des parfums frais comme des chairs d'enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
- Et d'autres, corrompus, riches et triomphants,
Ayant l'expansion des choses infinies,
Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens,
Qui chantent les transports de l'esprit et des sens.
| Dans ce poème, Baudelaire aborde directement un sujet philosophique : le rapport que l'homme entretient avec le monde. À travers le regard de l'artiste, la Nature est esthétisée : elle devient comme une architecture ou une œuvre d'art. Des jeux de mouvement vont donc révéler un dialogue entre le poète et l'univers qui l'entoure. Les perceptions sont mélangées, de manière à montrer leur complémentarité. Ces correspondances sont autant de symboles qui demandent à être déchiffrés. Alors Baudelaire va proposer la poésie comme une manière de mieux comprendre le monde. Les synesthésies sont un moyen de créer des associations entre les perceptions. Mais il va plus loin, en créant des liens entre la matière et l'esprit, entre les règnes naturels et ce qui relève de l'humain. Le poème retrace un mouvement en raccourci du général au particulier, où les parfums cristallisent une nouvelle esthétique poétique. En effet, avec ce poème, Baudelaire souhaite s'inscrire en rupture et en continuité avec l'Histoire des Arts. On y retrouve des thématiques traditionnelles du classicisme et du romantisme, allant de la musique à la peinture, en passant par l’architecture. Mais les images modernes et tourmentées des Fleurs du Mal vont les détourner et les renouveler. Avec Les Correspondances, Baudelaire fait passer un message, il réalise un véritable manifeste du symbolisme. |
Analyse ce passage :
(Fleurs du mal de Baudelaire, À une passante, Tout le poème)
La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d’une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l’ourlet;
Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son oeil, ciel livide où germe l’ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.
Un éclair… puis la nuit! – Fugitive beauté
Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité?
Ailleurs, bien loin d’ici! trop tard! jamais peut-être!
Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
O toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais!
| Dans ce sonnet, Baudelaire met en scène une apparition fugitive, dans un cadre urbain, avec des effets inspirés par la photographie ou par des dessinateurs comme Constantin Guys, que Baudelaire appelle « peintres de la vie moderne ». La sensualité de cette apparition transporte le poète, qui se sent renaître : l’espace d’un instant, il quitte le spleen pour retrouver l’ivresse que lui procure la rencontre avec la beauté. La passante va devenir à ses yeux l’incarnation de sa quête de beauté. Mais précisément, la rencontre n’a jamais vraiment lieu, et c’est là tout le paradoxe de la beauté chez Baudelaire : à la fois présente et absente, éternelle et transitoire, elle semble impossible à saisir. Finalement, c’est peut-être une autre rencontre, celle du poème avec le lecteur, qui permet de faire renaître sans cesse cette émotion esthétique fugace. |
Analyse ce passage :
(Fleurs du mal de Baudelaire, Élévation, partie 1)
Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par delà le soleil, par delà les éthers,
Par delà les confins des sphères étoilées, | D’abord, il faut dire que ce poème est composé d’alexandrins répartis en 5 quatrains. Les rimes sont embrassées. Je vous propose de regarder avec moi les rimes masculines et féminines. Petit rappel : les rimes féminines sont celles qui se terminent par un -e muet, les rimes masculines sont toutes les autres. Dans notre poème, on alterne : les rimes féminines embrassent les rimes masculines puis c’est l’inverse. Cette complémentarité indique bien que nous sommes du côté de l’idéal. C’est une forme qui exprime la recherche d’une harmonie. Notre premier quatrain annonce une expansion infinie, « Au-dessus … Par delà » introduisent des compléments circonstanciels de lieu qui vont de plus en plus loin. On a d’abord des éléments terrestres : étangs, vallées, montagnes, bois, puis des éléments célestes : soleil, éthers, étoiles. Ce passage de la terre au ciel annonce une réflexion spirituelle. D’ailleurs, cet éloignement est exprimé de façon incantatoire, à travers une litanie qui semble ne jamais devoir se terminer, avec ces répétitions de groupes de mots en tête de vers. C’est ce qu’on appelle une anaphore rhétorique. Le rythme aussi est allongé, avec un alexandrin coupé en 4, puis un alexandrin coupé en 2, et un dernier alexandrin sans ponctuation. Par ailleurs, la syntaxe crée un effet de suspension, regardez : les compléments circonstanciels repoussent le sujet et le verbe de la phrase jusqu’au deuxième quatrain. Cette première phrase semble ainsi devoir se prolonger indéfiniment. Dans la partie céleste, nous avons d’abord « le soleil » au singulier, puis « les sphères » au pluriel, qui sont elles-mêmes « étoilées » c’est à dire qu’elle contiennent une multitude de soleils. Cela donne une impression de vertige. Mais ce n’est pas tout, le mot « confins » contient le mot « fin », c’est une limite infranchissable, et pourtant, le poète va « par-delà les confins » : c’est une hyperbole, l’expression exagérée d’une idée. Baudelaire illustre parfaitement ici le célèbre vers des Correspondances qui exalte les parfums « Ayant l’expansion des choses infinies. » Avec une certaine prescience, il conçoit l’idée d’un univers d’une profondeur infinie, et dont les limites sont en expansion. Mais Baudelaire juxtapose ici la science et la mythologie. À son époque, les physiciens pensaient que l’univers était rempli d’une matière qu’on appelait l’éther, c’est une référence scientifique. Par contre, l’image des étoiles posées sur des sphères est une vision purement mythologique. Ce mélange de références semble annoncer une réflexion plutôt philosophique et spirituelle. |
Analyse ce passage :
(Fleurs du mal de Baudelaire, Élévation, partie 2)
Mon esprit, tu te meus avec agilité,
Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l'onde,
Tu sillonnes gaiement l'immensité profonde
Avec une indicible et mâle volupté. | « Tu te meus avec agilité » C’est le verbe mouvoir. C’est donc le moment de mise en mouvement du poème. La présence du mot « esprit » confirme bien la dimension spirituelle de ce sonnet. C’est une apostrophe : le poète s’adresse directement à son esprit, en utilisant la deuxième personne du singulier. Ce mouvement commence donc avec un dialogue intérieur. Même si le poète est seul, il est en compagnie de son esprit, nous sommes loin de la solitude pesante du Spleen, au contraire, on se situe bien du côté de l’idéal. Le mouvement du poème est marqué par l’évolution des rythmes, regardez. Rythme classique dans le premier quatrain, les hémistiches sont bien marquées tous les 6 pieds. Rythme saccadé dans le 2e quatrain : 3 pieds, 9 pieds, 1 pied, 11 pieds, et enfin deux alexandrins sans interruption. Ce rythme illustre un véritable essor. C’est un mouvement ascendant, vertical, comme le laisse entendre le titre du poème, Élévation. Ce verbe « mouvoir » est donc fondamental dans notre poème. Quel est le temps employé ? « Tu te meus avec agilité » : c’est un présent qui oscille entre le présent d’énonciation pour une action qui vient de commencer et se prolonge au moment où on parle, et le présent de vérité générale pour une action qui est tout le temps vraie. Cette ambiguïté de la valeur du présent illustre bien la dualité de ce poème : Baudelaire prend un thème philosophique, le mouvement de l’esprit, et il le développe comme un plaisir sensuel, une jouissance de l’instant présent. C’est tout à fait frappant dans la comparaison : l’esprit est comme un bon nageur. Plus qu’une simple comparaison, on peut dire que c’est une allégorie : la représentation d’un concept sous des traits humains. Quel est le point d’analogie ? Il y en a deux : le plaisir et l’agilité de l’intellect sont comparables à ceux de l’activité physique. Le plaisir d’abord, est exprimé par les mots « pâmer … gaiement … volupté ». En plus, c’est une volupté « indicible » : Baudelaire essaye de rendre compte par la poésie des sensations impossibles à exprimer autrement. On reconnaît ici la figure de la prétérition : on dit quelque chose par le fait même d’affirmer qu’on ne peut pas le dire. L’agilité ensuite : c’est un bon nageur. Il se déplace avec une « mâle volupté » c’est un adjectif un peu vieilli, qui exprime des qualités liées à la virilité : l’énergie, l’assurance, etc. Cela signifie en tout cas que l’esprit du poète est exercé à l’imagination. On se souvient que dans une critique d’art (le Salon de 1859), Baudelaire écrit un texte sur l’imagination, qu’il appelle la reine des facultés. Elle lui permet d’explorer l’immensité profonde, les lieux inexplorés par ses contemporains. |
Analyse ce passage :
(Fleurs du mal de Baudelaire, Élévation, partie 3)
Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides;
Va te purifier dans l'air supérieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces limpides | Ce quatrain est structuré avec trois impératifs : « Envole-toi … Va te purifier … bois » Le poète s’adresse directement à son esprit. Personnifié en nageur, il devient maintenant capable de voler dans le ciel et d’en boire le contenu, comme s’il était devenu liquide. Cette continuité entre la mer et le ciel contribue au mouvement d’élévation qui est constant tout au long du poème. Souvent chez Baudelaire, l’idéal est lié à l’idée d’un ailleurs : « bien loin de ces miasmes morbides » rappelle le sonnet À une passante : Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ? Ailleurs, bien loin d’ici, trop tard, jamais peut-être. Ce qui se trouve ici est connoté négativement, tandis que ce qui se trouve ailleurs et loin est connoté positivement. Cela construit un système d’opposition. « ces miasmes morbides » : sont désignés avec un pronom démonstratif « ces » comme s’ils étaient devant nos yeux. L’allitération en M rend leur prononciation pénible, la bouche reste fermée, comme pour une mimique de dégoût. Au contraire, les verbes impératifs contiennent une assonance très ouverte en A « Envole-toi … Va … Bois » qui oblige le lecteur à ouvrir la bouche comme pour boire effectivement cette « pure liqueur ». Le mot « pure » se retrouve dans le verbe « purifier » : l’utilisation de plusieurs mots d’une même famille morphologique, c’est ce qu’on appelle un polyptote. Cette insistance est renforcée par la prononciation des i : « purifier … supérieur » pour respecter le nombre de pieds, la métrique nous oblige à détacher le i de la voyelle suivante, c’est ce qu’on appelle une diérèse. La boisson est une « divine liqueur » on peut penser à l’ambroisie consommée par les Dieux de l’Olympe. On peut aussi penser à l’essai de Baudelaire sur les Paradis Artificiels, dans lequel il trace un lien entre les drogues (alcool, opium) et l’inspiration poétique. Cependant pour lui, le véritable poète trouve cet état d’éveil et d’exacerbation des sens, non dans la consommation des drogues, mais dans la création artistique elle-même. La liberté de l’esprit, aisément dirigée par des impératifs, c’est bien dans la création artistique que Baudelaire trouve un plaisir des sens. En effet dans ce poème tous les sens sont associés : le sens du goût est présent avec le verbe « boire » le sens du toucher est présent avec le « feu », et le sens de la vue est présent avec la nuance « claire ». Cette association de perceptions où l’on devient capable de goûter une couleur, de toucher une lumière, etc. c’est une figure de style qui s’appelle la synesthésie. Mais cela va plus loin, car les sens sont aussi associés aux quatre éléments fondamentaux : la terre avec les miasmes morbides, l’air supérieur, l’eau avec le verbe boire, et le feu clair. Baudelaire signifie qu’à travers la synesthésie, la poésie est capable de déchiffrer le monde, et de saisir la complémentarité des éléments qui le composent. |
Analyse ce passage :
(Fleurs du mal de Baudelaire, Élévation, partie 5)
Celui dont les pensers, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
— Qui plane sur la vie, et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes ! | Ce quatrain est un développement du quatrain précédent. Regardez : on y retrouve la structure de la béatitude enrichie d’éléments nouveaux : « Heureux celui qui » . Cette logique de déploiement illustre bien le travail du poète, dont l’inspiration est sans cesse renouvelée. On retrouve l’idée d’une expansion infinie par le langage de la poésie. Les pensées sont ainsi comparées à des alouettes. L’aile vigoureuse, qui est une métonymie de l’oiseau, au singulier, est devenue un vol d’oiseaux au pluriel. Ce mouvement vers la multitude représente bien le pouvoir de l’imagination vanté par Baudelaire. Quelles sont les caractéristiques de l’alouette ? D’abord elles volent en groupe, ensuite, elles chantent beaucoup. D’ailleurs, étymologiquement, alouette vient du mot alauda, qui signifie « grande chanteuse ». Comme l’Albatros, l’alouette est une figure du poète. Pourtant, Alouette rime avec muette. Cela met en avant le paradoxe des deux derniers vers : cette idée qui choque le sens commun. En effet, habituellement le langage n’est pas muet. En réalité ici, Baudelaire fait un clin d'œil à son lecteur, car le langage des fleurs, c’est bien sûr notamment la poésie des Fleurs du Mal. Le mouvement d’élévation permet au lecteur de partager cette faculté du poète : planer sur la vie. C'est-à-dire, prendre une hauteur suffisante pour comprendre les mystères qui l’entourent. Mais Baudelaire met surtout en avant la notion de plaisir « essor » rime avec « sans effort », et le point d’exclamation final exprime une émotion positive, diamétralement opposée à celle du Spleen. |
Analyse ce passage :
(Fleurs du mal de Baudelaire, Élévation, Tout le poème)
Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par delà le soleil, par delà les éthers,
Par delà les confins des sphères étoilées,
Mon esprit, tu te meus avec agilité,
Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde,
Tu sillonnes gaiement l’immensité profonde
Avec une indicible et mâle volupté.
Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ;
Va te purifier dans l’air supérieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces limpides.
Derrière les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse
S’élancer vers les champs lumineux et sereins ;
Celui dont les pensers, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
– Qui plane sur la vie, et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes ! | Le poème Élévation se situe du côté de l'idéal, il exprime une recherche d'harmonie. Le mouvement d'élévation est un mouvement d'éloignement des trivialités ordinaires. En même temps, il annonce une réflexion spirituelle, avec un mouvement de la terre au ciel, et du particulier au général. Une réflexion philosophique et spirituelle, se nourrissant de références scientifiques et mythologiques, est la première source d’inspiration de ce poème. En effet, dans ce poème Baudelaire s'adresse directement à son esprit. D’abord comparé à un nageur, il est progressivement métamorphosé en oiseau, puis en multitude d’oiseaux. Le mouvement ascendant est alors associé à un plaisir sensuel, affirmant que le bonheur se trouve dans l'exercice de l'esprit. À cette énergie positive, Baudelaire oppose la lourdeur, le poids des ennuis, l'inertie du monde terrestre, associé au spleen. L'univers décrit par Baudelaire a une profondeur infinie, dont les limites sont en expansion. Ainsi, le poème se développe et se déploie, illustrant l'inspiration du poète dont l'imagination n’a pas de limites. Baudelaire valorise cette liberté de l'esprit dans la création artistique, capable de concevoir un idéal éloigné de la réalité donnée. L'élévation devient alors un moyen de prendre de la hauteur et la poésie apparaît comme un moyen privilégié de comprendre les mystères du monde. |
Analyse ce passage :
(Fleurs du mal de Baudelaire, Hymne à la Beauté, partie 1)
Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l’abîme,
Ô Beauté ? Ton regard, infernal et divin,
Verse confusément le bienfait et le crime,
Et l’on peut pour cela te comparer au vin. | Le poète s'adresse à la beauté directement : « Ô Beauté » avec le Ô vocatif qui permet de faire une apostrophe émotive. En même temps, il multiplie la deuxième personne du singulier « viens-tu … sors-tu … Ton regard … te comparer ». Le poème devient alors comme un discours direct : un discours rapporté sans modification, on entend la voix du poète. Le lecteur semble intercepter un message qui ne lui est pas adressé. Le poème commence avec un parallélisme (la répétition d'une construction syntaxique) : deux verbes de mouvement, deux questions avec inversion du sujet, portant sur la provenance : le ciel pour le paradis, l'abîme pour l'enfer. La première chose qui frappe dans ce poème, c'est l'ambivalence de la beauté Baudelairienne, à la fois du côté du Spleen et de l'Idéal. Ensuite, les antithèses (la juxtaposition de termes contradictoires) sont multipliées : « ciel et abîme … infernal et divin … bienfait et crime ». La répartition est entremêlée, avec deux chiasmes (constructions en miroir) où le bien encadre le mal, puis c'est l'inverse : le mal encadre le bien. On retrouve la même ambivalence annoncée par le titre du recueil : la beauté pousse aussi dans les terres les plus désolées. Pourtant on peut trouver des points communs entre le « ciel profond » et « l'abîme » : la profondeur. Autre élément qui les rapproche : ils sont tous les deux questionnés. Cette interrogation qui ouvre le poème crée un effet d'attente et nous fait entrer dans l'inconnu : la profondeur rejoint logiquement le mystère. La phrase est entrecoupée, avec les adjectifs « infernal et divin » qui rejette le verbe « verser » au début du vers suivant, comme pour mimer cet écoulement du regard. C'est un enjambement : la phrase se prolonge d'un vers à l'autre. On trouve aussi un adverbe particulièrement long « confusément » : tout cela donne l'impression d'une phrase trop riche, qui déborde le cadre de la métrique. Bien sûr, c'est le vin qui déborde : dans cette comparaison, la beauté est comme le vin, elle provoque l'ivresse et conduit à tous les excès. Baudelaire mélange les perceptions : le regard pour la vue, le vin pour le goût et l'odeur, le verbe verser du côté du toucher. C'est une figure de style qu'on appelle la synesthésie : la confusion des perceptions. D'un point de vue sonore, le R et le V (du verbe verser) sont multipliés, surtout en début et fin de vers, comme pour déborder le texte. Le mécanisme de l'allégorie envahit tout le texte. D'abord, seule la Beauté a une majuscule, mais bientôt, c'est son regard qui est personnifié par le verbe verser. Dans les images de Baudelaire, tout devient concret : le « bienfait et le crime » sont comme deux liquides, le poison d'un côté, et son remède de l'autre, qui seraient mélangés en un seul breuvage. Le lecteur est lui-même impliqué dans l'allégorie, comme pris à témoin avec le pronom indéfini on, qui a une dimension universelle. La comparaison est généralisée, on pourrait dire : de tout temps, la beauté a été comparable au vin. L'allégorie prend une nouvelle dimension intemporelle. Dans ce quatrain, les temps sont un peu particuliers. On peut le lire entièrement au présent d'énonciation : les actions se déroulent au moment où l'on parle. Mais comme ces tableaux sont en même temps des symboles, on peut donner à ces présents une valeur de vérité générale : ce sont des actions vraies en tout temps. Justement, Baudelaire va développer des symboles très anciens. « vin » rime avec « divin » on peut y voir une référence au sang du christ. En théologie, on appelle ça la transsubstantiation : la transformation miraculeuse d'une matière en une autre. C'est exactement ce que fait le poète symboliste à travers les synesthésies : le vin est à la fois, |
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(Fleurs du mal de Baudelaire, Hymne à la Beauté, partie 3)
Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres ?
Le Destin charmé suit tes jupons comme un chien ;
Tu sèmes au hasard la joie et les désastres,
Et tu gouvernes tout et ne réponds de rien.
Tu marches sur des morts, Beauté, dont tu te moques,
De tes bijoux l’Horreur n’est pas le moins charmant,
Et le Meurtre, parmi tes plus chères breloques,
Sur ton ventre orgueilleux danse amoureusement. | La question du début est reprise, mais regardez, on part du deuxième verbe. C'est un véritable spectacle : la beauté descend, comme un deus ex machina (un personnage divin qui vient dénouer l'intrigue), puis elle marche sur une scène qui semble constituée d'ossements, et enfin, elle danse. Tout se passe comme si le poète admirait une actrice adulée. Le Destin désigne bien le dénouement d'une pièce de théâtre : dans cette image, le poète est donc lui-même comparable à ce chien qui suit la beauté, pour récolter les fruits qu’elle sème : la joie pour la comédie, les désastres pour la tragédie. Le mot charme est très riche de sens : du latin carmen, il désigne à la fois le sort qu'on jette et le chant incantatoire. Comme le philtre du 2e quatrain, il désigne une emprise magique, un envoûtement. Le chant incantatoire et sa logique de répétition est bien présent dans la musicalité du poème : le mot « charme » revient avec l'adjectif « charmant » c'est un polyptote (la répétition d'un même mot sous plusieurs formes). On le retrouve même dans le verbe « marcher » : c'est un anagramme (deux mots formés avec les mêmes lettres). La marche de la beauté est déjà une musique et une danse. On retrouve partout les allitérations (retour de sons consonnes) en M et en R , comme si le charme était diffusé dans tout le texte. Le M du côté de la douceur, le R du côté de l'amertume : comme le philtre magique, le charme est à la fois un remède et un poison, il représente bien l'ambivalence de la beauté. Chez Baudelaire, l'Horreur est charmante : c'est un oxymore (l'association de termes normalement contradictoires). Il insiste même particulièrement sur l'adjectif « charmante » avec une litote : une double négation qui renforce le propos. On comprend que l'Horreur est en fait l'une des plus fascinantes formes de la beauté. Le « gouffre noir » et « les astres » créent un jeu d'ombre et de lumière, qu'on retrouve dans la « joie » et les « désastres ». D'ailleurs, cette rime en -astre est particulièrement intéressante : car le mot désastre provient de l'italien disastro, qui signifie littéralement, la mauvaise étoile. D'ailleurs, la constellation de la petite chienne, en latin canicula, annonce un été particulièrement chaud et sec. La lumière devient alors synonyme de mort. Quand on regarde le poème globalement, il se découpe en 7 quatrains, mais on peut aussi le diviser en deux, et alors on voit apparaître deux sonnets. Peut-être même, un sonnet à l'endroit, et un sonnet à l'envers : le moment de basculement s'opère quand l'Horreur charmante devient Meurtre, le moment où la beauté devient une véritable Fleur du Mal. L'Horreur est un bijou, le Meurtre une breloque : nommés avec des majuscules, les concepts prennent des caractères très concrets. Le Meurtre semble danser, parce qu'il se trouve sur le ventre de la beauté qui danse : la personnification est comme transmise d'une allégorie à l'autre, par glissement métonymique. « Chère breloque » est d’ailleurs un oxymore, car les breloques n’ont pas de valeur, par définition. Mais l’adjectif « chère » a aussi un sens affectif : chez Baudelaire, la valeur affective, profonde d’un objet, dépasse sa préciosité. Dans ce passage, on dirait que les désastres ont été transformés en pierres précieuses, ciselés et serties. C'est une esthétique très proche de celle des poètes Parnassiens à |
Analyse ce passage :
(Fleurs du mal de Baudelaire, Hymne à la Beauté, partie 4)
L’éphémère ébloui vole vers toi, chandelle,
Crépite, flambe et dit : Bénissons ce flambeau !
L’amoureux pantelant incliné sur sa belle
A l’air d’un moribond caressant son tombeau. | L'éphémère, c'est le nom qu'on donne à un papillon de nuit, qui a une vie très courte : il devient donc un symbole à part entière, pour désigner ce qui passe et ne dure pas. Cela rejoint directement la thématique de la vanité, et la mélancolie qu'on rencontre habituellement dans le genre de l'élégie. Face à la vie éphémère, la beauté est semblable à la mort, parce qu'elle représente une ouverture sur l'éternité. Trois verbes se succèdent dans un ordre chronologique : crépiter, flamber, dire. cette progression est étrange, car tout se passe comme si l'éphémère parlait après sa mort. « Bénissons ce flambeau » c'est une célébration paradoxale de la beauté qui l'a tué. Le poète est semblable à cet éphémère : il chante une hymne à la beauté depuis un au-delà de la mort, un lieu d'éternité. Chez Baudelaire, le travail de l'écriture est semblable à la mort : ce n'est pas un suicide, mais une vision d'un au-delà du monde, ce qu'on peut voir par exemple dans "La Vie Antérieure". C'est ici une métaphore : le papillon attiré par la flamme, brûle. Le poète attiré par la beauté, se consume aussi. Souvent, chez Baudelaire, le poète a des ailes : albatros, alouette, etc. L'élévation est ce mouvement traduit par la préposition « vers » : le poète cherche constamment à s'approcher de la beauté. Ici, on trouve en filigrane le mythe d'Icare : le fils de Dédale réussit à quitter la Crète grâce aux ailes fabriquées par son père, mais comme il tente de s'approcher du soleil, elles fondent et il va se noyer dans la mer. La beauté est à la fois fascinante et dangereuse. Mais le mot « chandelle » peut faire référence à d'autres mythes : Prométhée a volé le feu aux dieux pour le donner aux hommes. Ce feu symbolise souvent l'intelligence qui rapproche les hommes de la divinité. Chez Baudelaire, la reine des facultés, c'est bien sûr l'imagination. Puni par les dieux, Prométhée est condamné aux Enfers, à avoir le foie constamment dévoré par l'aigle de jupiter. Au-delà de la mythologie, la chandelle évoque Lucifer, dont le nom signifie étymologiquement « celui qui porte la lumière ». Ange déchu, il tient lui aussi à la fois du ciel et de l'enfer. Le verbe « flamber » est repris à travers le nom « flambeau » : c'est un polyptote qui insiste sur le paradoxe du poète qui bénit son mal. Ce poème renvoie donc aussi au premier poème des Fleurs du Mal, Bénédiction : Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance Comme un divin remède à nos impuretés Et comme la meilleure et la plus pure essence Qui prépare les forts aux saintes voluptés ! Baudelaire, Les Fleurs du Mal, "Bénédiction", 1857. Deuxième analogie, sous la forme d'une comparaison cette fois : l'amoureux et sa belle sont comme un moribond et son propre tombeau. Le point commun, c'est l'amour qui les lie. Le poète entretient une relation privilégiée avec la beauté, mais c'est une relation douloureuse. Dans une forme de masochisme, le poète désire cette mort. |
Analyse ce passage :
(Fleurs du mal de Baudelaire, Hymne à la Beauté, partie 5)
Que tu viennes du ciel ou de l’enfer, qu’importe,
Ô Beauté ! monstre énorme, effrayant, ingénu !
Si ton œil, ton souris, ton pied, m’ouvrent la porte
D’un Infini que j’aime et n’ai jamais connu ?
De Satan ou de Dieu, qu’importe ? Ange ou Sirène,
Qu’importe, si tu rends, — fée aux yeux de velours,
Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine ! —
L’univers moins hideux et les instants moins lourds ?
| Les antithèses sont multipliées en cette fin de poème : « ciel / enfer … Satan / Dieu ». On trouve aussi des paradoxes : des associations d'idées qui choquent le sens commun « Beauté / Monstre … Effrayant / Ingénu » on rejoint presque l'oxymore ici : normalement, le monstre se trouve du côté de la laideur, et l'ingénuité est par définition inoffensive. Par le paradoxe et l'oxymore, Baudelaire casse les idées reçues : oui, un monstre peut être beau et digne d'adoration, et l'on peut ressentir de la peur devant la beauté, et cela ne l'empêche pas d'être innocente. Étymologiquement, le « monstre » provient du verbe monstro en latin, qui signifie montrer : c'est déjà une origine ambiguë, car on montre ce qui est digne d'être regardé. La démarche de Baudelaire se rapproche de la figure de l'hypotypose : donner à voir une description frappante et animée. Cette hymne à la beauté est en même temps le portrait en mouvement d'un monstre composite, à travers ses diverses métamorphoses. Le verbe « ouvrir » crée une série de personnifications étranges : un oeil, un sourire, ou même un pied qui ouvrent une porte. Le singulier donne à voir un cyclope… Ou bien, si le singulier est synecdoque par le nombre, alors peut-être que le monstre est pourvu de multiples yeux. On peut penser au personnage d'Argus, l'espion de Junon, dont les yeux se trouvent sur la queue du paon qui accompagne la déesse, et qui est lui-même un symbole de beauté. La Beauté emprunte des visages issus de mythologies variées : les anges judéo-chrétiens, les sirènes qu'on trouve sous forme de femmes ailées dans l'antiquité, ou de créatures mi-femmes, mi-poissons dans le folklore médiéval et scandinave. Entre la sirène et la fée, on peut aussi penser à la figure de Mélusine, qui se métamorphose en serpent quand elle se baigne. Ces créatures composites sont toutes de Chimères, qui désigne aussi, dans le langage courant, le rêve impossible à réaliser. Les perceptions sont constamment mêlées : le monstre énorme et effrayant du côté de la vue, la sirène du côté du chant, donc de l'ouïe. L'oeil qui ouvre la porte, puis les yeux de velours, qui associent la vue et le toucher. L'énumération finale mélange les sens : « rythme, parfum, lueur » dans une gradation de plus en plus abstraite. Chez Baudelaire, les conjonctions ont souvent un sens caché : elles traduisent ici une logique de cause-conséquence : « un infini que j'aime, justement parce qu'il est inconnu ». L'univers est « moins hideux, et donc il est moins lourd. » Par cette correspondance entre le poids des instants et la laideur du monde, le poète se métamorphose en Sisyphe, ou en Atlas, qui porte le poids du monde sur ses épaules. Le dernier vers ne répond pas à la question initiale, mais l'interrogation même permet de préserver le mystère, et donc la beauté de l'inconnu : « l'univers moins hideux » la beauté va au-delà de la réalité donnée. « Les instants moins lourds » : la beauté nous permet d'échapper au poids du temps, qu'il soit appelé l'Ennemi ou l'Horloge. |
Analyse ce passage :
(Fleurs du mal de Baudelaire, L’Albatros, partie 1)
Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.
| Le premier verbe nous plonge directement dans le récit. Verbe d’action, au présent de narration, il est en plus séparé de son sujet « les hommes d’équipage » par un passage à la ligne. C’est ce qu’on appelle un enjambement : la phrase est terminée sur le vers suivant. C’est une véritable mise en scène où le lecteur découvre l’albatros déjà prisonnier avant même de le voir voler. Dès ces premiers vers, la cruauté des matelots est perceptible : le poème commence par des compléments circonstanciels qui sont des circonstances aggravantes : « Souvent » (la récidive) « pour s’amuser » (la gratuité de l’acte). L’albatros au contraire est un « indolent compagnon de voyage ». C’est une association de mots très riche d’un point de vue étymologique : le compagnon est celui avec qui on partage le pain, l’indolent est celui qui ne souffre pas. Ces allusions préparent déjà le lecteur à la dimension christique de l’albatros : il sera trahi et persécuté. « Vastes oiseaux des mers » et « Indolents compagnons de voyage », ce sont deux périphrases qui désignent les albatros, et qui nous les donnent à voir non pas au sol, mais dans le ciel. Quand ils volent, ils sont vastes, car ils ont les ailes déployées. Mais en même temps, c’est une hypallage : l’adjectif devrait plutôt définir la mer. Les albatros sont en harmonie avec leur milieu naturel maritime. Cet adjectif « vaste », qui s’applique autant aux ailes qu’à la « mer », nous fait voir un horizon immense qui s’oppose à la verticalité des « gouffres amers ». Avec ces images très contrastées, Baudelaire joue avec un topos littéraire (un lieu commun) qui construit une métaphore consacrée : la mer est amère, parce qu’elle est salée, comme les larmes. Le poète met déjà en place des thématiques inquiétantes qui touchent au registre pathétique. On retrouve d’ailleurs une musicalité qui joue sur les émotions : les allitérations (retour de sons consonnes) en L et en S semblent imiter le vol de l’oiseau, calme et sans effort, et s’opposent au son R des « gouffres amers » qui évoquent déjà sa chute. Les rythmes du poème varient aussi en fonction de l’albatros, écoutez : « Qui suivent, indolents compagnons de voyage, le navire glissant sur les gouffres amers » Le verbe suivre est séparé de son complément d’objet direct, ce qui crée une suspension d’un vers à l’autre comme si la lecture suivait le vol de l’oiseau. Si on relit le poème une deuxième fois en connaissant sa conclusion, on commence à voir la métaphore filée : le ciel est l’élément naturel de l’oiseau, l’art est l’élément du poète. Chaque étape du poème joue un rôle dans la parabole construite par Baudelaire. |
Analyse ce passage :
(Fleurs du mal de Baudelaire, L’Albatros, partie 2)
À peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d'eux.
| L’action rapide du début du quatrain est accélérée avec un épitrochasme : une accumulation de mots très courts : « À peine les ont-ils déposés sur les planches ». Ensuite, au contraire, le rythme est ralenti pour illustrer l’embarras, la démarche traînante des oiseaux : c’est une longue phrase, avec très peu de ponctuation, et des mots longs « piteusement ». On rejoint le registre pathétique, qui appelle la pitié du lecteur. Les rimes en « eux » : « honteux », à « côté d’eux » entrent en écho avec les -e muets que la métrique nous oblige à prononcer. Les assonances (retours de sons voyelles) sont nasales : AN ON, traditionnellement, ce sont des sonorités considérées comme désagréables. La mésaventure de l’albatros est illustrée par cette musicalité qui met le lecteur dans le même inconfort que lui. Les « ailes » de l’albatros sont comparées à des « avirons » elles sont encombrantes, inutiles. Sur un bateau, en cette fin de XIXe siècle, les avirons ne servent que si on est encalminé et que les vivres risquent de pourrir. Le lecteur de l’époque sait bien cela, l’aviron ne remplace pas la voile : c’est un pis aller, une béquille, une jambe de bois… Tout est fait pour faire surgir ces images : le bois des « planches », le contexte marin, le mot « infirme » :. Les avirons sont aussi des éléments du décor, ils proviennent du regard des matelots eux-mêmes, qui sont spectateurs de la scène. « Sur les planches » désigne normalement une scène de théâtre, et donc le théâtre lui-même. C’est une métonymie : un rapprochement par proximité. Mais elle cache aussi une métaphore : le pont du bateau ressemble à une scène de théâtre, car on y joue un spectacle. Mais la métaphore de Baudelaire va encore plus loin : l’albatros/acteur, le pont/théâtre, les marins/spectateurs, représentent en fait le poète, le monde littéraire, les critiques d’art. La représentation même de cette scène d’humiliation est au service de la parabole construite par Baudelaire. Tout est fait pour que le lecteur prenne parti pour ce personnage innocent : la blancheur est d’ailleurs comprise dans l’étymologie même du nom albatros, du latin albus, blanc. Le théâtre est particulièrement présent dans ce poème. Les éléments traditionnels de la tragédie sont vraiment nombreux : un personnage noble mais suffisamment innocent pour que le spectateur puisse s’identifier à lui, tombe d’une position élevée, écrasé par des forces qui le dépassent. Pour Aristote, le meilleur exemple est Oedipe Roi. Le mot roi, contenu dans le mot maladroit, renforce le contraste, comme si on lui avait ajouté des syllabes encombrantes. La métaphore se poursuit : le poète, roi dans son œuvre poétique, est écrasé par les critiques, qui ne voient dans son génie que des excroissances inutiles. Rien de cela n’est exprimé directement : la parabole utilise les procédés de la persuasion, elle fait appel à l’empathie et aux émotions du lecteur. On se rapproche de l’apologue : le récit porte un message, comme dans la fable. |
Analyse ce passage :
(Fleurs du mal de Baudelaire, L’Albatros, partie 3)
Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid !
L'un agace son bec avec un brûle-gueule,
L'autre mime en boitant, l'infirme qui volait !
| On passe de la tragédie à la comédie : le mime qui boite nous donne à voir un lazzi de la Commedia dell’Arte. Cette démarche boiteuse du mime ou de l’albatros est rendue par des adjectifs groupés par deux « maladroits et honteux », « gauche et veule », « comique et laid ». L’albatros au centre de la scène est comme montré du doigt avec un démonstratif : « ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule ! ». Le pronom personnel qui le désigne est rejeté en tête de phrase par une virgule : « Lui, naguère si beau ». L’oiseau est isolé au milieu des rires. D’un point de vue métaphorique, c’est bien sûr la solitude du poète incompris qui est représentée. Ce quatrain est le seul du poème à contenir plusieurs phrases courtes : avec les adverbes exclamatifs qui ont en plus un sens intensif, on peut penser que ce sont des phrases au discours direct libre, c'est-à-dire, des paroles rapportées sans marque de dialogue. En plus les allitérations en C sont agressives « qu’il est comique et laid ! » Tout cela illustre bien la brusquerie du traitement de l’animal. Les matelots sont toujours désignés par des pronoms indéfinis : « l’un agace son bec », « l’autre mime ». Mais on ne sait combien ils sont : tous les supplices ne sont pas racontés. Le brûle-gueule est une pipe très courte, cela évoque bien un supplice. Peut-être que Baudelaire fait allusion à une étape de la Passion du Christ, où on lui tend une éponge de vinaigre au bout d’un bâton pour le désaltérer. Il modernise l’image : le vin devient la fumée, peut-être celle de l’opium, les paradis artificiels. Si l’albatros est à l’image du poète, ce brûle-gueule prend une dimension symbolique supplémentaire : on brûle sa bouche, c'est-à-dire qu’on détruit son seul moyen d’expression. Le poète est quasiment bâillonné par la critique. La déchéance de l’albatros est illustrée par un jeu de contrastes. L’adjectif « beau » devient « laid », c’est une simple antithèse : le rapprochement de termes qui ont un sens opposé. Mais de façon plus subtile, « Ce voyageur ailé » entre en écho avec l’adjectif « veule » c’est à dire faible, sans énergie. Ils partagent des sonorités communes, comme si le groupe de mots avait été comprimé en un seul. L’albatros est réduit au minimum, dans l’écriture même. « L’infirme qui volait » le raccourci est frappant. C’est le seul imparfait du poème, pour une action révolue qui a duré dans le passé. L’aspect révolu est cruel : l’oiseau est désormais privé de sa faculté principale, « infirme », comme s’il était amputé. |
Analyse ce passage :
(Fleurs du mal de Baudelaire, L’Albatros, Tout le poème)
Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.
A peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d’eux.
Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !
L’un agace son bec avec un brûle-gueule,
L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait !
Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.
| Dans ce poème, Baudelaire met en scène un spectacle cruel qui emprunte à la tragédie et à la comédie. Il renouvelle la poésie avec des images originales et personnelles : le vol majestueux de l’albatros contraste avec son exil sur les planches. La cruauté des marins suscite l’empathie du lecteur qui prend partie pour l’oiseau. Comme dans une fable, en touchant nos émotions, Baudelaire transmet un message plus profond, qui a une portée générale : l’albatros est comme le poète : incompris par ses contemporains, prisonnier du spleen, les ailes de son génie lui permettent de s’élever jusqu’à l’idéal. Tim Burton pense certainement à l’Albatros quand il réalise Edward aux mains d’argent : c’est le même symbole du poète, embarrassé par son génie, symbolisé par ses mains. |
Analyse ce passage :
(Fleurs du mal de Baudelaire, La vie antérieure, partie 1)
J'ai longtemps habité sous de vastes portiques
Que les soleils marins teignaient de mille feux
Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,
Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.
| L'endroit où le poète habite, c'est un véritable monde : on y trouve les quatre éléments, l'air (représenté par les ouvrages sculptés en creux), le feu (très directement), la terre (à travers les grottes et la préposition « sous »), et l'eau (à travers l'adjectif « marin »). Dans ce poème, les correspondances participent à l'immersion du lecteur dans un univers complet. Des piliers qui sont peut-être des arbres ; des portiques qui sont vraisemblablement des grottes… Le verbe « habiter » révèle bien une grande métaphore filée : le monde est comme un gigantesque palais. Chez Baudelaire, l'Art améliore, sublime la Nature : Pays singulier, supérieur aux autres, comme l’Art l’est à la Nature, où celle-ci est réformée par le rêve, où elle est corrigée, embellie, refondue. » Baudelaire, Le Spleen de Paris, “Invitation au Voyage”, 1869. Voilà pourquoi la Nature est souvent désignée chez Baudelaire par des éléments d'architecture : les portiques et les piliers font référence à un passé lointain, les temples grecs, un lieu de prières et de sacrifices, qui représente en même temps la beauté classique, éternelle. Tandis que les « grottes basaltiques » sont typiques de l'art baroque ou des jardins romantiques, où les formes sont tourmentées, rocailleuses. Le basalte, c'est une roche volcanique noire, qui est passée rapidement de l'état liquide à l'état solide, et qui donne ces formes striées ou poreuses, où les lignes droites sont en même temps des lignes courbes, où la Nature rejoint l'architecture. On parle même d'orgues basaltiques : la musique rejoint l'architecture et le religieux. Ces correspondances entre les arts signalent aussi un idéal esthétique. La couleur noire du basalte annonce déjà la nuit qui est proche, ou peut-être les enfers : Baudelaire fait souvent référence à la divine comédie de Dante, et ce n’est pas un hasard si le basalte est une roche souterraine qui fait irruption à la surface : toutes ces images sont pleines de contrastes, et laissent planer le Spleen, au-dessus du paysage, comme un couvercle menaçant. Chez Baudelaire, l'Idéal est toujours teinté de Spleen : le soir annonce la fin imminente de la lumière. L'association des deux mots « soleils marins » n'est pas très courante, surtout au pluriel. On dirait que le soleils sont submergés par les portiques qu'ils éclairent, comme dans un monde sous-marin. Ce mot portique évoque bien le passage d’une vie à l’autre. Vous savez que Baudelaire était critique d'art. On trouve ici plusieurs références à la peinture : le verbe teindre personnifie les soleils, qui deviennent eux-mêmes comme des peintres. L'adjectif « marin » fait directement référence à un genre pictural : les marines qui représentent des bords de mer, souvent avec des voiliers, des soleils couchants, etc. En plus ici le pluriel nous rapproche de ces peintures impressionnistes où les soleils sont comme démultipliés par les reflets l'eau. Cette description se rapproche beaucoup de l'ekphrasis : la description littéraire d'une œuvre d'art. Ces soleils marins évoquent donc un port, déjà présent à travers le mot « portiques ». Si le monde est un palais, les ports sont autant de portes entre les continents, et les bateaux sont comme les piliers de ces portiques qui nous invitent au voyage. D'ailleurs, dans une peinture marine, les voiliers sont des piliers, souvent représentés uniquement par leurs mâts. C'est une paronomase : deux mots proches phonétiquement, et une synecdoque : la partie représente le tout. C'est à la fois un ailleurs géographique et un ailleurs temporel. Le soir est démultiplié par le pluriel des soleils : la succession des jours est saisi dans un moment intermédiaire figé hors du temps. Les temps employés vont dans le même sens : l'imparfait désigne des actions passées |
Analyse ce passage :
(Fleurs du mal de Baudelaire, La vie antérieure, partie 2)
Les houles, en roulant les images des cieux,
Mêlaient d'une façon solennelle et mystique
Les tout-puissants accords de leur riche musique
Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.
| ci, « Les houles » sont personnifiées par les verbes. Un peu comme des peintres, elles roulent des images et elles mêlent les couleurs. Comme un musicien, elles jouent des accords. Ce sont même des accords tout-puissants, qui semblent recréer la réalité elle-même : ces houles sont comme des divinités. Par la création, l’art devient une activité spirituelle, quasiment divine. Avec le terme « tout-puissant », les cieux appartiennent au vocabulaire religieux. Ici, les cieux sont roulés par les houles, c’est un jeu de reflet qui les rend presque matériels, au point qu’on ne distingue plus la limite entre la mer et le ciel. On peut penser aux plafonds baroques de la contre-réforme qui submergent les visiteurs et doit leur faire ressentir la grandeur du divin. Les accords musicaux sont mêlés aux couleurs du couchant, au point même que la musique reflétée par les yeux du poète semble perçue à travers le sens de la vue. On est en pleine synesthésie : les perceptions sont confondues au point que la musique devient visible et que les images deviennent audibles. D’ailleurs, le verbe « rouler » contient tout entier le mot « houle » : c’est une paronomase qui complète l’image par la musicalité des mots. |
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(Fleurs du mal de Baudelaire, La vie antérieure, partie 3)
C'est là que j'ai vécu dans les voluptés calmes,
Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs
Et des esclaves nus, tout imprégnés d'odeurs,
Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes,
Et dont l'unique soin était d'approfondir
Le secret douloureux qui me faisait languir.
| Le premier verbe des tercets semble reprendre le début : « j’ai vécu » remplace le verbe initial « j’ai habité ». Le changement est significatif : le temps s’est étiré au point de couvrir une vie entière, voire même, plusieurs vies. L’aspect révolu du passé composé nous fait comprendre que cette vie est terminée : le poète parle au-delà de la mort. Chez Baudelaire, l’ailleurs est toujours plus lointain, il n’est pas limité par la mort elle-même. On retrouve d’ailleurs les deux mots répétés tout au long de l’invitation au voyage : le calme et la volupté. Et d’ailleurs, comme dans l’Invitation au Voyage, le mot « là » est un déictique : il renvoie à la situation d’énonciation, comme si le lecteur était lui-même présent devant cette vision. Baudelaire utilise donc la forme du sonnet pour répéter les quatrains en petit, mais cette fois-ci, en incluant le lecteur, et pour l’amener encore plus loin. Je crois que c’est ça qui constitue en quelque sorte la volta : le moment de basculement traditionnel au milieu d’un sonnet. Les indications de lieu sont multipliées « là … dans … au milieu » avec des perceptions qui se rapprochent de plus en plus : l’azur pour la couleur du ciel, les vagues pour le bruit de l’eau, les esclaves imprégnés d’odeurs, les palmes et leur sensation de fraîcheur sur le front du poète. Les jeux avec les sensations favorisent l’immersion du lecteur. En plus, cette énumération reprend dans l’ordre tous les éléments du poème, comme pour le synthétiser : l’azur renvoie aux soleils, les vagues rappellent les houles, et enfin les splendeurs résument tout, comme si le travail du poète était justement de recueillir et de fondre ces sensations pour en extraire la beauté : c’est la recherche esthétique de l’artiste. Ce résumé du poème conduit à une image nouvelle et mystérieuse : les esclaves nus, que représentent-ils ? C’est typiquement une métaphore in absentia : on a le comparant et l’analogie, mais pas le comparé. On sait qu’ils approfondissent le secret douloureux du poète en battant des palmes, mais que représentent-ils ? On reste dans le domaine de l’indéchiffrable, de l’ésotérique. Mais je vais vous proposer une interprétation personnelle. Je crois que les palmes ressemblent aux ailes de l’albatros : elles rafraîchissent le poète et lui permettent de s’élever jusqu’à l’azur. Ces palmes, ces ailes, sont la plume du poète, le pinceau avec lequel il écrit : cette fin de poème représenterait alors le travail de l’écriture lui-même, qui est à la fois une douleur, et l’exploration d’un secret. Peut-être alors que les esclaves nus imprégnés d’odeurs sont les doigts de l’écrivain qui tiennent la plume, ou les doigts du peintre qui tiennent le pinceau. Esclaves, ils sont en effet soumis à la volonté de l’artiste, imprégnés d’odeurs, ils sentent peut-être l’encre et l’opium. On trouve également une pointe dans ce sonnet (un effet de surprise final). Le champ lexical du bien-être était dominant : volupté, calme, splendeurs, le verbe rafraîchir, le soin... Mais le mot « douloureux » apparaît soudainement. Associer le soin et la douleur relève du paradoxe : une association d’idées qui choque le sens commun. C’est l’irruption concrète du Spleen qui n’était présent qu’en filigrane tout au long du texte. Tout au long du poème, les rimes étaient embrassées, qui sont plutôt chez Baudelaire du côté de l’idéal. Les deux derniers vers forment une rime plate, qui accompagne l’arrivée du Spleen. Le « secret douloureux » est le dernier sujet du texte, il agit |
Analyse ce passage :
(Fleurs du mal de Baudelaire, Le flacon, partie 1)
Il est de forts parfums pour qui toute matière
Est poreuse. On dirait qu'ils pénètrent le verre.
En ouvrant un coffret venu de l'Orient
Dont la serrure grince et rechigne en criant,
Ou dans une maison déserte quelque armoire
Pleine de l'âcre odeur des temps, poudreuse et noire,
Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient,
D'où jaillit toute vive une âme qui revient
| Baudelaire annonce tout de suite la dimension générale (presque philosophique) de son poème, avec le verbe être, à la forme impersonnelle : la troisième personne du singulier ne renvoie à rien. C’est en plus un présent de vérité générale, pour une action vraie en tout temps. L’alternative est intéressante : dans un coffret ou dans une maison, dans quelque armoire… Les déterminants sont indéfinis, au fond, peu importe où l’on rencontre ces parfums : l’important, c’est l’idée de parfum. Dans ce poème, toutes les images ne sont que idées projetées, exactement comme dans l’allégorie de la caverne de Platon. Dans La République, Platon compare la réalité à des ombres projetées sur la paroi d’une caverne. Il existe des vérités supérieures que seule la philosophie peut atteindre. Pour Platon, l’artiste ne peut que créer des images déformées. Au contraire, pour Baudelaire et les symbolistes après lui, l’art est un moyen d’atteindre ce monde idéal. C’est justement toute la force du conditionnel, qui ouvre l’imagination au-delà de la réalité donnée. Ce mouvement est mimé par les enjambements : la phrase se prolonge après la fin du vers, exactement comme le parfum qui passe à travers les matières, le verre et le bois de l’armoire. Les limites du poème deviennent, elles aussi, poreuses, il est comme débordé par les symboles. « Une âme qui revient » on attendrait normalement une indication de sa provenance : au contraire, elle reste mystérieuse, c’est un au-delà qui n’a pas de nom. Le revenant, c’est un fantôme, l’âme d’un défunt qui continue d’errer sur terre. Le parfum est bien un moyen de communication avec l’au-delà. On trouve tout de suite une variété de parois, de matières, de contenants : le verre, le coffret, la maison, l’armoire, avec en plus la serrure qui est fermée. Nous sommes plongés dans un monde clos : cela préfigure l’image finale du poète dans son cercueil. Bien sûr, le lieu où l’on est enfermé, ce sont aussi Les Enfers. Baudelaire évoque un voyage dans l’au-delà, et préfigure déjà sa propre mort. Les parfums sont repris par le pronom « qui » ce qui leur donne une individualité. La serrure est personnifiée, elle prend des caractéristiques d’un personnage : elle grince, rechigne, crie… Enfin le flacon est « vieux » et il « se souvient » : comme un vieil homme à la fin de sa vie. Les allitérations (retour de sons consonnes) en V donnent vie de ce flacon : souvient, vive, revient. Le poème est comme envahi par les allégories. Le verbe « jaillir » est en plus très dynamique : on voit cette âme surgir, comme le génie de la lampe d’Aladdin dans les Mille et Une Nuits. D’ailleurs, l’adjectif Orient, est souligné par une diérèse : deux voyelles se succèdent dans deux syllabes séparées. Cela crée une rime riche, à partir de 3 sons en commun. Chez Baudelaire, l’Orient est souvent le symbole d’un ailleurs vaste, fastueux, et fondamentalement inatteignable. Les rimes sont plates, tout au long du poème : cela favorise la progression de la narration. C’est aussi le type de rime qu’on rencontre au théâtre : dans ce poème, Baudelaire raconte et met en scène. Des verbes de parole sont cachés : dire, crier, se souvenir, comme si les personnages avaient des répliques. On entend le grincement du coffret avec les allitérations en R . Baudelaire ménage ses effets. Ces deux quatrains forment une seule longue phrase, où les complément circonstanciels de manière, de lieu et de temps retardent l’action principale : on trouve. Ces compléments semblent prolongés par les verbes au participe |
Analyse ce passage :
(Fleurs du mal de Baudelaire, Le flacon, partie 2)
Mille pensers dormaient, chrysalides funèbres,
Frémissant doucement dans les lourdes ténèbres,
Qui dégagent leur aile et prennent leur essor,
Teintés d'azur, glacés de rose, lamés d'or.
| On commence avec une métaphore : « les pensers » sont comparés à des « chrysalides » : elles sont endormies et vraisemblablement enfermées dans l’armoire, mais elles vont se libérer comme des papillons et devenir vivantes. « Mille » : c’est une hyperbole, une figure d’exagération, les pensées sont nombreuses. Baudelaire choisit de désigner les pensées par l’infinitif substantivé. Il insiste sur l’action. Le verbe penser provient du latin pensare, qui signifie aussi peser qu’on peut mettre en lien avec les ténèbres qui sont « lourdes ». Chez Baudelaire, la moindre image prend une dimension concrète, tactile. « Leur aile », c’est une synecdoque par le nombre : le singulier représente le pluriel ; par cette figure de style, les ailes des mille chrysalides sont démultipliées. C’est un symbole important chez Baudelaire, les ailes représentent l’imagination, la reine des facultés, qui permet d’accéder à un monde plus élevé. On peut penser à “L’Albatros”, ou encore aux alouettes du poème “Élévation”. « Chrysalides funèbres », on peut dire que c’est un oxymore, une association d’idées contradictoires : la naissance est ici associée à la mort. Cette image annonce déjà le cercueil final. Mais il prépare aussi l’idée que la mort est un passage d’une vie à l’autre. On rejoint la thématique de la métempsychose qu’on trouve dans un poème comme “La Vie Antérieure”. Les « Pensers » évoquent le mot « passé » par paronomase : la proximité sonore. Et en effet, c’est exactement à ce moment du poème qu’apparaît le premier verbe au passé. On commence à percevoir la symbolique profonde du poème : le parfum, comme l’art d’une manière générale, réveille des bribes de vies passées. Plus que le souvenir, c’est le concept platonicien de réminiscence. Les « lourdes ténèbres » est une synesthésie : l’absence de lumière est palpable. Elle fait directement référence au “couvercle” du Spleen : pour accéder à ces pensées qui dorment, le poète est obligé de se confronter à sa propre mort, c'est-à-dire, à la conscience de sa finitude, et à la vanité de cette vie éphémère. Dans ce passage, Baudelaire renouvelle radicalement le thème traditionnel de l’élégie. Le mot « azur » provient d’un mot arabe qui désigne le lapis lazuli, une pierre précieuse de couleur bleue ou verte. Dans ce contexte, je crois que l’adjectif « mille » vient réveiller « l’Orient » et l’allusion au génie de la lampe du premier quatrain. Car justement, dans les mille et une nuits, Shéhérazade raconte des histoires afin d’échapper à la mort, chaque conte est un sursis qui la rapproche un peu plus de son exécution. Dans le dernier vers, les couleurs des ailes déploient un univers particulièrement riche : « Teintés d’azur » on a vu que l’azur est à la fois la couleur du ciel et du lapis-lazuli, mêlant l’élément de l’air et le règne minéral. Le verbe « teindre » évoque quant à lui le travail du verre ou du peintre. Mais aussi la musique, puisqu’il sonne comme le verbe tinter : c’est le son de la cloche, qu’on retrouve régulièrement dans la poésie de Baudelaire. Ensuite, « glacés de rose » : on est du côté du règne végétal, avec la rose, qui évoque encore le parfum. Le participe passé « glacé » évoque la sensation de froid, mais aussi le travail de la céramique, des émaux, de la peinture, voire même, de la pâtisserie, on rejoint la sensation de goût. Enfin, « lamés d’or », rejoint l’étymologie du mot chrysalide : le latin chrysallis provient lui-même d’un mot grec (khrusallís), qui signifie « doré ». La couleur du métal rejoint le règne animal. Tandis que le participe passé « lamé » est |
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(Fleurs du mal de Baudelaire, Le flacon, partie 3)
Voilà le souvenir enivrant qui voltige
Dans l'air troublé ; les yeux se ferment ; le Vertige
Saisit l'âme vaincue et la pousse à deux mains
Vers un gouffre obscurci de miasmes humains ;
Il la terrasse au bord d'un gouffre séculaire,
Où, Lazare odorant déchirant son suaire,
Se meut dans son réveil le cadavre spectral
D'un vieil amour ranci, charmant et sépulcral.
| Le « souvenir » est « enivrant » : ce qui n’était qu’un parfum devient presque une boisson. « L’air » est « troublé », c’est normalement l’eau qui est troublée : l’atmosphère devient de plus en épaisse, liquide. Chez Baudelaire, ces métamorphoses annoncent l’arrivée du Spleen. « Les yeux se ferment » : l’article est défini, mais justement très imprécis : est ce qu’ils désignent les yeux du poète, ceux du lecteur, ou bien des yeux qui font partie du paysage ? Chez Baudelaire on rencontre souvent ces soleils au pluriel qui sont comme les yeux du ciel. Ce moment de basculement dans l’obscurité correspond exactement à la moitié du poème. On peut y voir deux sonnets, peut-être un à l’endroit, et un à l’envers : quand les yeux se ferment, on passe de l’autre côté du miroir. Le Spleen et l’idéal de Baudelaire s’inscrivent dans la structure traditionnelle du sonnet, comme une dualité humaine fondamentale. L’action se précipite avec l’arrivée du Vertige, et le verbe saisir qui est mis en valeur par un enjambement très brutal. Baudelaire part d’une expression toute faite : « être saisi de peur ou saisi d’angoisse » c’est ce qu’on appelle une catachrèse, une expression figée remotivée par la littérature. Ce sont autant de procédés qui dramatisent le récit du poète. Le combat intérieur est représenté par une mise en scène : sous le vol du souvenir, l’âme et le vertige se confrontent. Mais le participe passé « vaincu » montre un combat perdu d’avance. L’âme est projetée vers un charnier. Pour le plaisir d’avoir frôlé l’idéal d’un souvenir, le poète voit son âme jetée au bord du gouffre, il fait quasiment l’expérience de sa propre mort. Tout devient allégorique : le vol du souvenir est illustré par le premier enjambement. La métaphore devient double, le parfum du début était devenu un papillon, les deux représentent le souvenir, qui flotte dans l’air. C’est une série de métamorphoses. Le « Vertige » est explicitement une allégorie, avec une majuscule. Étrangement, le souvenir n’en a pas, il ne fait qu’ouvrir la mise en abyme des allégories. Baudelaire sépare ainsi le premier regard sur le souvenir, qui appartient encore à l’idéal, et la profondeur abyssale qui s’ouvre après lui, et qui relève du Spleen. La frontière entre la vie et la mort est ténue. Le mot gouffre est répété deux fois, à chaque fois avec des articles indéfinis, comme s’ils étaient démultipliés. D’abord introduit avec la préposition « vers », puis en complément du nom « au bord » : on s’est progressivement rapproché du gouffre séculaire. L’adjectif « séculaire » est intéressant. Il peut désigner quelque chose qui a plusieurs siècles d’existence, il peut aussi simplement désigner une durée de plusieurs siècles. Ici, on dirait que la profondeur du gouffre correspond à une étendue temporelle. Le temps et l’espace entrent en correspondance. On dépasse alors l’échelle d’une vie : ce n’est plus un simple souvenir oublié, c’est la réminiscence d’une vie antérieure. Bien sûr, ces gouffres représentent la mort : la diérèse insiste sur le mot « miasmes » qui désigne les émanations dues à la putréfaction, c’est donc un parfum de mort, mais en même temps c’est un parfum paradoxalement vivant. On est dans un symbole à la fois traditionnel et profondément renouvelé par le pouvoir d’agrégation du parfum. Le « réveil » renvoie aux pensers qui « dormaient » dans le troisième quatrain. Mais le sommeil renvoie cette fois-ci explicitement à la |
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(Fleurs du mal de Baudelaire, Le flacon, partie 4)
Ainsi, quand je serai perdu dans la mémoire
Des hommes, dans le coin d'une sinistre armoire
Quand on m'aura jeté, vieux flacon désolé,
Décrépit, poudreux, sale, abject, visqueux, fêlé,
Je serai ton cercueil, aimable pestilence !
Le témoin de ta force et de ta virulence,
Cher poison préparé par les anges ! Liqueur
Qui me ronge, ô la vie et la mort de mon cœur !
| Les deux quatrains commencent avec le verbe être à la première personne. Et le futur apparaît pour la première fois. Malgré le fait d’être perdu, le poète continue d’être quelque chose dans cet avenir. L’enjambement rejette « des hommes » en tête de vers : c’est une précision : les « hommes » s’opposent aux « anges ». Ce qui est perdu pour les hommes n’est pas perdu dans un au-delà plus spirituel. Deux subordonnées circonstancielles de temps retardent le verbe principal et déplacent la scène dans l’avenir « quand je serai perdu … quand on m’aura jeté ». La « sinistre armoire » est une périphrase pour désigner le cercueil, qui n’est nommé qu’ensuite. Le poète prolonge le moment où il se projette dans sa propre mort. Le verbe « jeter » renvoie au moment où son âme a été « poussée vers un gouffre » l’identité entre l’âme, le poète, et le flacon est révélée : Les adjectifs accumulés valent aussi bien pour un objet, un flacon, et un cadavre. Le poète dans une boite est lui-même devenu une boite. Fêlé, il peut alors exhaler son parfum. Le flacon est désolé, personnifié comme s’il avait une émotion. C’est un adjectif qui provient du latin, desolare : abandonné à la solitude, exactement comme le poète. « Le flacon », c’est aussi le titre du poème : ce n’est pas seulement le poète qui est un flacon, c’est aussi sa poésie. Le parfum désigne alors le sens qui se dégage du texte lui-même. Le cercueil et la sinistre armoire renvoient aux chrysalides funèbres : l’objet qui symbolise la mort représente aussi quelque chose en gestation. Sans cesse chez Baudelaire, la mort et la vie sont juxtaposées : c’est une antithèse. Le cercueil qui est normalement lit de mort, est ici au contraire un témoin de force et de virulence, qui contient d’ailleurs le mot « vie ». La première et la deuxième personne du singulier apparaissent dans ces deux derniers quatrains : le poète entre en dialogue avec le parfum du flacon, qu’il apostrophe directement « aimable pestilence … Cher poison … ô la vie et la mort de mon cœur » : sous les yeux du lecteur, le poème devient comme une tirade théâtrale au discours direct, des paroles rapportées sans modification, avec les exclamations qui expriment l’émotion de celui qui parle. Les deux métaphores se rencontrent dans ce dialogue : le poète flacon s’adresse au parfum poème : la parole se retourne sur elle-même, le laissant irrémédiablement seul. Par ces symboles originaux, Baudelaire fait référence au genre de l’élégie : un chant lyrique sur le thème de la mort, le deuil et la mélancolie. Les sensations sont variées : poudreux, visqueux pour le toucher, la pestilence pour l’odeur, la liqueur pour le goût. Tous ces adjectifs sont en même temps liés à la mort : la pestilence est une odeur de décomposition, la liqueur est un poison qui tue. « Aimable pestilence » c’est un oxymore (l’association de termes contradictoires) par définition, la pestilence est désagréable. « Cher poison préparé par les anges » c’est un paradoxe : une idée qui choque le sens commun, sans être intrinsèquement contradictoire. C’est la chute de ce poème : la mort du poète et sa décomposition entre en correspondance avec le travail même de l’écriture, les deux donnent accès à un au-delà mystérieux, qui est à la fois mort et vie. |
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(Fleurs du mal de Baudelaire, L’horloge, partie 1)
Horloge ! dieu sinistre, effrayant, impassible,
Dont le doigt nous menace et nous dit : « Souviens-toi !
Les vibrantes Douleurs dans ton cœur plein d’effroi
| Le premier mot du poème, c’est son titre : le symbole de l’horloge sera central, avec le point d’exclamation : c’est un langage qui touche à la fois l’évocation magique et l’émotion. Mais tout de suite, avec le deuxième mot, on entre dans le paradoxe (une idée qui choque le sens commun) l’objet est considéré comme un dieu. Le sentiment de peur est évoqué par le tremblement des « vibrantes Douleurs » qui est imité par les allitérations (retour de sons consonnes) en R . L’adjectif « effrayant » est redoublé à la rime avec le nom commun « effroi » : c’est un polyptote (la répétition d’un même mot sous une forme différente). On entend alors le mot « froid » : la saison de pénurie évoquée à la fin du premier quatrain, c’est bien sûr l’hiver. Baudelaire tisse tout un univers de peurs ancestrales. D’abord, sinistre, puis effrayant, on amorce une gradation (une intensité croissante) qui va vers la cruauté. Mais au contraire, le troisième adjectif « impassible » tranche avec les deux autres. Étymologiquement, impassible signifie « sans passion », l’horloge inflige une souffrance mécanique, effroyable par son étrangeté et son absurdité même. L’adjectif « sinistre » est provient du latin sinistra, c’est à dire, à gauche : dans l’antiquité romaine, quand on lisait les augures, si les oiseaux provenaient du côté gauche, c’était un mauvais présage. Dès le troisième mot du poème, l’horloge est déjà littéralement un dieu qui présage notre mort. « impassible » forme une rime signifiante avec « cible » : la douleur et la mort constituent le seul horizon de la vie. Tout au long du poème, les rimes sont embrassées, cela peut symboliser un piège qui se referme. Dans le même sens, « impassible » ressemble à un mélange des mots « impossible » et « impasse ». Baudelaire utilise souvent les effets de paronomase pour faire surgir des mots qui se ressemblent phonétiquement. Le poète implique tout de suite son lecteur avec la première personne du pluriel : « nous menace et nous dit » : c’est l’humanité entière qui est désignée. Et tout de suite, ce « nous » devient une deuxième personne du singulier : l’Horloge tutoie directement tous les mortels. C’est une figure de style qu’on appelle la prosopopée : faire parler un mort ou un concept abstrait. Les deux premiers vers sont donc très généraux, on pourrait les isoler pour en faire une maxime : le pronom relatif « dont » dépend d’une phrase principale sans verbe, on peut facilement le rétablir : l’Horloge est un dieu sinistre. Cette ellipse repose sur une évidence qui donne à la phrase toute sa dimension de vérité générale : pour des actions vraies en tout temps. Les guillemets annoncent un discours direct : les paroles sont rapportées sans modification. Cela donne une dimension sonore et théâtrale au texte, comme si le lecteur pouvait assister à cette réplique. Mais ce n’est pas un dialogue : les guillemets sont ouverts au début du poème, et ne se refermeront qu’à la fin. C’est une mise en scène qui nous condamne au silence. Mais le sujet des deux verbes de parole « menacer » et « parler », étrangement, ce n’est pas l’Horloge, mais « le doigt ». Avec ce décalage, l’objet devient monstrueux, avec des membres qui peuvent parler. Ces doigts sont certainement les aiguilles de l’horloge. Par leurs métamorphoses, les allégories de Baudelaire sont à la fois étranges et fascinantes. |
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(Fleurs du mal de Baudelaire, L’horloge, partie 2)
Le Plaisir vaporeux fuira vers l’horizon
Ainsi qu’une sylphide au fond de la coulisse ;
Chaque instant te dévore un morceau du délice
À chaque homme accordé pour toute sa saison.
| La « Sylphide » vient certainement du latin sylva, la forêt, qui donne aussi son nom aux Sylphes (génies des mythologies scandinaves). On y ajoute le suffixe -ide féminin au 17e siècle : c’est donc déjà une construction composite qui hérite de cultures variées. Un autre personnage mythologique bien connu, qui disparaît en hiver pour se rendre dans les Enfers, c’est Proserpine, la femme de Pluton. Baudelaire joue avec les évocations pour plonger son lecteur dans des symboles qu’on retrouve de façon universelle. La sylphide fuit avec l’allitération en F ; le plaisir est vaporeux, c’est à dire, insaisissable, comme un parfum, ou comme la fumée de l'opium. On entend en plus les adjectifs “poreux” et “peureux” qui donnent à voir un être particulièrement fragile. Les sensations se mélangent dans ces expressions, où l’on retrouve même le goût. C’est un court moment où Baudelaire évoque les délices de l’art. Le mot « coulisse » provient du vocabulaire du théâtre, et révèle bien toute une mise en scène. Il a la même racine que les mots “couler” et “couloir”. Ce passage annonce déjà l’image de la substance vitale qu’on trouvera par la suite. Le couloir, vertical et étroit, s’oppose à l’horizon vaste. Les mouvements sont représentés avec des indications spatiales variées : dans, vers, au fond. Baudelaire représente souvent ses symboles à travers des hypotyposes : des tableaux frappants et animés. Les personnifications se prolongent avec « les instants » qui sont le sujet du verbe « dévorer ». La deuxième personne est explétive ici : c’est un élément grammatical inutile. Mais à la lecture, on peut penser momentanément qu’il est complément d’objet. Du coup, les instants sont comme des vampires ou des cannibales, et vous verrez que cela annonce bien la suite du poème. D’ailleurs le nom « morceau » provient du latin morsus, la morsure, la bouchée. Les allégories, au singulier en début de quatrain « Horloge … doigt, Plaisir, sylphide » deviennent plurielles en fin de quatrain : « Les vibrantes Douleurs » et enfin « chaque instant » avec le déterminant indéfini qui démultiplie les instants. Il est intéressant de trouver des mots qui évoquent la musique : « morceau, accordé » justement au moment où Baudelaire parle de Plaisir et de délice. C’est un moment associé à l’art. Les alexandrins classiques sont parfaitement équilibrés, les allitérations en S sont douces. La répétition du mot « chaque » donne un équilibre à ce passage éphémère du plaisir. |
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(Fleurs du mal de Baudelaire, L’horloge, partie 3)
Trois mille six cents fois par heure, la Seconde
Chuchote : Souviens-toi ! — Rapide, avec sa voix
D’insecte, Maintenant dit : Je suis Autrefois,
Et j’ai pompé ta vie avec ma trompe immonde !
| « Trois mille six cents fois » c’est rare d’avoir un nombre précis dans un poème. Ici, il occupe tout un hémistiche, et il semble marteler chaque mot, avec le -e muet qui forme une syllabe. C’est un épitrochasme : une accumulation de mots très courts, comme si la diction imitait le passage des secondes, c’est un effet de dramatisation. Les verbes de parole du premier quatrain « menacer … dire » sont devenu « chuchoter » : l'allégorie s’est rapprochée. L’expression « souviens-toi » est répétée plusieurs fois, c’est un leitmotiv : un élément qui revient régulièrement dans une œuvre musicale ou littéraire. Il semble en plus se diluer dans le texte, avec les allitérations en S et en T , et la rime en « OI » qui est aussi une rime interne. La musicalité du poème rend audible cette répétition pour le lecteur. Le mot « Seconde » provient du latin sequor, suivre : chaque seconde annonce déjà la suivante. Le passage du temps est impossible à retenir. Du coup, le présent d'énonciation (pour des actions vraies au moment où l'on parle) suit le mouvement de la lecture : « Maintenant » : la situation a déjà changé, en même pas un vers, la seconde passée est déjà devenue « Autrefois ». Le présent laisse donc la place à un passé composé cruel : « j’ai pompé ta vie » pour des actions révolues dont les conséquences sont visibles au présent : on comprend que l’homme est en effet maintenant déjà proche de la mort. Les enjambements accélèrent le rythme et imitent le passage rapide du temps, impossible à retenir. |
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(Fleurs du mal de Baudelaire, L’horloge, partie 4)
Souviens-toi ! prodigue ! Esto memor !
(Mon gosier de métal parle toutes les langues.)
Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues
Qu’il ne faut pas lâcher sans en extraire l’or !
| L’adage « souviens-toi » rappelle donc à la fois la mort à venir, et la vie passée, les instants qui sont déjà morts ». Dans ce passage, Baudelaire renouvelle les thèmes traditionnels de la mélancolie et de la nostalgie. Avec sa majuscule, la Seconde est explicitement une allégorie, la comparaison avec un insecte est indirecte : elle en a d’abord seulement la voix, puis la trompe. On peut penser à la trompe du papillon qui butine la fleur, ou à l'aiguillon du moustique qui se nourrit de sang. Le grand nombre des répétitions donne l’impression d’un véritable essaim, on en oublierait que la Seconde est d'abord au singulier. Le poème est envahi par les allégories. Les instants qui dévoraient l’existence par morceaux, sont devenus des insectes qui pompent la vie. Dans cette métaphore, la vie devient liquide, impossible à saisir et à retenir. L’assonance (retour de son voyelle) en ON qui est un son nasal, réputé désagréable, imite cette absorption. En suivant l’absorption du liquide, on peut en même temps suivre les métamorphoses de l’allégorie : les aiguilles de l’Horloge, devenues des doigts, puis des flèches, sont devenues des trompes. Le « gosier de métal » (peut-être le balancier du pendule) met en correspondance le vivant et le mécanique est une image particulièrement originale à l’époque. Il faut savoir que le mot « robot » n'apparaît qu'en 1920 (dans une pièce de l’écrivain tchèque Karel Čapek). Le lecteur est accablé par des voix qui se multiplient et se mélangent : le discours rapporté des Secondes est enchâssé dans le discours rapporté de l’Horloge. D’ailleurs, ce n’est pas l’Horloge qui parle ici mais son gosier. Le mot langue est polysémique : il a plusieurs sens, il désigne aussi bien la langue qu’on parle, et l’organe qui sert à parler. Cela donne à voir un monstre protéiforme à la fois effroyable et sans limites. L’italique souligne les citations en anglais, français et latin : le temps parle un langage universel. Les parenthèses constituent comme un aparté au théâtre : l’acteur sur scène s’adresse en fait aux spectateurs. C’est une manière d’impliquer le lecteur, tous les lecteurs. Dans le même sens, le gosier de l’Horloge utilise des adresses directes très générales : « prodigue … mortel folâtre ». L’interlocuteur est nommé par ce qu’il dépense sans compter, son temps, il est prodigue de sa vie, c’est ce qui le rend à la fois mortel et folâtre. Le passage du temps est inscrit dans la structure même du poème : 24 vers pour les 24 heures de la journée. Le symbole est universel. Les 6 quatrains sont peut-être une référence à la bible : les 6 jours pris par Dieu pour créer le monde, et qui sont donc les jours où l'homme doit travailler. Le repos final du septième jour étant symboliquement la mort. Le thème du travail est bien présent ici à travers les « gangues » : la pierre qui enveloppe un métal précieux. Dans cette métaphore, la vie humaine ressemble à un travail de mineur, à la fois pénible et forcé. Le présent de vérité générale conclut sur une prescription qui sonne comme une sentence il ne faut pas lâcher ces minutes, sans en extraire l’or. C’est une injonction qui est faite à la fois au poète, et à son lecteur. Et en effet, on retrouve bien le son OR tout au long du poème : horloge, horizon, morceau, vaporeux, dévore accordé memor, mortel. Il n’y a plus rien après ce 8e vers : symboliquement, l’or est déjà épuisé : on a bien atteint un moment de basculement. Souvent chez Baudelaire, l’extraction de l’or symbolise la recherche de la beauté. Comme un alchimiste, il transforme la boue de la réalité en beauté artistique. Le symbole de l’alchimiste fonctionne parfaitement dans cette |
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(Fleurs du mal de Baudelaire, L’horloge, partie 5)
Souviens-toi que le Temps est un joueur avide
Qui gagne sans tricher, à tout coup ! c’est la loi.
Le jour décroît ; la nuit augmente ; souviens-toi !
Le gouffre a toujours soif ; la clepsydre se vide.
| On retrouve le leitmotiv « souviens-toi » qui revient de façon plus rapprochée. La rime en OI est régulière à travers tout le poème, la dernière reprend précisément la première, créant un effet de boucle : la fin était programmée dès le début. On commence avec une métaphore : le Temps est comparé à un joueur : il est avide. Comme souvent chez Baudelaire, c'est une métaphore qui invite à multiplier les analogies : comme un joueur, il n'a pas de limite, et il ne prend rien au sérieux, etc. On peut retrouver les différents traits des personnages liés à la démesure dans la littérature. Si le temps gagne à tout coup, c'est que son adversaire ne peut que perdre : chez Baudelaire, le temps est un ennemi qu'on ne peut pas vaincre, on le retrouve sous diverses formes, dans Les Fleurs du Mal comme à travers une galerie de personnages. Dans la mythologie latine, c'est Pluton qui est surnommé « le riche » car son royaume s'agrandit sans cesse. Il est peut-être ce joueur qui gagne sans tricher, puisqu'il récupère infailliblement l'âme de chaque mort. On retrouve certainement les Enfers à travers cette évocation d'un gouffre sans fond, ou peut-être aussi à travers la clepsydre qui se vide : ce serait le tonneau que les Danaïdes sont condamnées à remplir éternellement. La clepsydre, c'est un instrument pour mesurer le temps, qui fonctionne avec un liquide. Le jour qui décroît à mesure que la nuit augmente, évoque aussi le cadran solaire, qui indique l'heure grâce à l'ombre projetée. Baudelaire évoque plusieurs manières de mesurer le temps, qui ont existé à différentes époques. La clepsydre vidée, c'est aussi une métaphore pour désigner le mortel dont la vie s'écoule. Chacun mesure son propre temps à l'énergie vitale qui lui reste. Le parallélisme (répétition d'une construction syntaxique) représente bien cette logique : plus le jour recule, plus la nuit avance. La substance vitale est comparable à cette lumière qui s'éteint. « Le gouffre a toujours soif » l’insecte qui buvait est devenu gouffre : l'avidité n'a plus de limites. La métamorphose des allégories obéit à une logique de gradation, qui renforce progressivement la sensation d'angoisse. |
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(Fleurs du mal de Baudelaire, L’horloge, partie 7)
Tantôt sonnera l’heure où le divin Hasard,
Où l’auguste Vertu, ton épouse encor vierge,
Où le Repentir même (oh ! la dernière auberge !),
Où tout te dira : Meurs, vieux lâche ! il est trop tard !
| Le Temps joueur laisse place maintenant au « divin Hasard ». La « loi » universelle qui permet au joueur de toujours gagner sans tricher, c'est bien la volonté du Hasard. L'Allégorie prend sans cesse plus d'ampleur. Dans l'antiquité grecque la déesse du hasard s'appelle Tyché, Fortuna en latin, souvent représentée avec une sphère, un gouvernail, une gerbe de blé. Dans le dernier quatrain, le pronom relatif « où » revient de manière insistante, c'est même une anaphore rhétorique (la répétition d'un même terme en début de proposition ou de vers). Tous ces pronoms reprennent la même heure, avec un déterminant défini : l’heure de la mort, qui apparaît alors comme implacable. Les 2 verbes « sonner » et « dire » sont tous les deux au futur simple : ils annoncent cette mort certaine. Tous les deux sur la 5e syllabe de l'alexandrin, forment une rime interne : mis sur le même plan que le verbe dire, sonner devient presque un verbe de parole. Cette dernière heure est annoncée par l'Horloge. On peut penser aux nombreuses figures de cloches qui peuplent les poèmes de Baudelaire, et qui annoncent la mort du poète… C'est une fin dramatisée, où les voix sont multipliées : le dernier verbe « dire » a pour sujet toutes les nouvelles allégories : le divin Hasard, l'auguste Vertu, le Repentir. Les points d'exclamation renforcent l'émotion du passage, avec la parenthèse, qui semble donner un instant la parole au poète qui écoute l'Horloge. Quand Mylène Farmer reprend ce poème en chanson, les chœurs et les chuchotements rendent bien compte de cette polyphonie. « Oh ! » n’est pas une apostrophe, mais une marque de surprise, qui donne à voir l'auberge, comme si le lecteur était déjà en chemin avec le poète. Avec cette « dernière auberge » le Repentir de la dernière heure est devenu un dernier lieu, une étape inévitable. Cette auberge incontournable s'oppose à l'ailleurs baudelairien, l'idéal que le poète cherche à atteindre à travers la création artistique. Comment comprendre ces deux dernières allégories ? La « Vertu vierge » est ambiguë : si elle est restée intouchée, c’est peut-être justement parce que l’homme n’est pas vertueux : il n'a pas su résister aux tentations de la vie. Elle annonce bien le Repentir : le regret à l’égard des péchés commis. Même lorsqu'il blasphème, Baudelaire est marqué par la notion de culpabilité judéo-chrétienne. Dans le mot « Tantôt », on entend le mot "Temps", mais aussi "Tentation" et peut-être même aussi "Tantale" : dans la mythologie grecque, ce personnage est condamné par les dieux à avoir de l'eau et des fruits à portée de main, mais sans pouvoir jamais les atteindre. Il symbolise parfaitement le désir d'une chose inaccessible. « Tantôt » entre en résonance avec « trop tard », le dernier mot du poème. Ils encadrent le quatrain et forment comme un piège, où chaque phrase mène à la conclusion fatidique. « Trop tard » est en effet non seulement le dernier mot du poème, mais du même coup, le dernier mot de cette section « Spleen et Idéal ». « Meurs » est un impératif, mais il va encore plus loin : il décrète la mort du poète. En linguistique, on dit que c'est un énoncé performatif (il réalise ce qu'il énonce). Le verbe est lui-même un acte, un meurtre qui se déroule sous les yeux du lecteur, voire même, sur le lecteur, qui ne peut que cesser sa lecture. Comment comprendre ce dernier adjectif, « lâche » ? Il semble renvoyer au verbe « lâcher » qui se trouve un peu plus haut dans le poème : le fait de lâcher devient comme une caractéristique du mort. Le poète meurt à partir du moment où il n'est plus capable d'extraire l'or des minutes, de rechercher la beauté |
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(Fleurs du mal de Baudelaire, L’invitation au voyage, partie 1)
Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble !
— Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.
| L’invitation au voyage est d’abord une invitation, qui se commence avec une apostrophe : « Mon enfant, ma sœur ». Ces deux mots précisent la pensée du poète. C’est une épanorthose : une reformulation qui permet de gagner en expressivité. L’âme sœur est un lien qui dépasse le lien du sang, hors du temps qui transcende la mort. La première et la deuxième personne du singulier sont alternées, le tutoiement renforce l’intimité des deux personnages. Mais quand on regarde les possessifs, la relation s’inverse : l’enfant ou la sœur possède finalement les yeux qui ont une emprise sur le poète. Le tiret de dialogue (de la 1ère édition) et les points d’exclamation indiquent un discours direct : les paroles sont rapportées sans modification, c’est une invitation faite de vive voix. La rime « ensemble ! … ressemble ! » est une rime très riche (avec plus de 3 sons en commun). Ce sont aussi des rimes féminines (qui se terminent avec un -e muet) qui embrassent les rimes masculines, comme dans tout le poème. Ensuite, cette invitation au voyage évoque un ailleurs qui s’oppose à l’ici et maintenant : « Là-bas » avec le démonstratif « ces ciels », cela semble montrer du doigt non pas le pays lui-même, mais sa direction lointaine. Le verbe de mouvement « aller » entre en écho avec le verbe « Aimer » : c’est une anaphore rhétorique (la répétition d’un même terme en début de proposition). L’émotion amoureuse est assimilée au voyage. Baudelaire connaissait très bien l’étymologie latine des mots qu’il employait. Le mot “invitation” vient du latin invitare, qui hérite lui-même du radical sanscrit “vi” qui signifie « aimer » et qu’on retrouve dans via, la route et vita, la vie. Ce sont autant de mots qu’on retrouve dans le poème. Le mot « traître » est intrigant : on peut l’interpréter comme un défaut dans la perfection de l’idéal. C’est aussi un charme supplémentaire des yeux aimés, qui comportent un danger mystérieux. L’Idéal de Baudelaire comporte toujours un détail étrange, ineffable. Mais je crois surtout que cet adjectif ouvre sur un passé immédiat : ce sont des yeux encore chargés de larmes, car ils ont été accusés de trahison avant même le début du poème. L’invitation au voyage est un nouveau départ qui efface le passé. Les participes passés désignent des actions accomplies dont les conséquences sont encore visibles, ils fonctionnent aussi bien pour les yeux que pour le ciel après un orage. Ainsi, « Le pays qui te ressemble » fonde une métaphore qui est filée ensuite. La femme aimée est comme un pays, ses yeux sont comme des soleils ou des ciels, ils ont un charme et un mystère commun. Cette métaphore touche à la magie, et d’ailleurs, le mot « charme » vient du latin carmen, le chant, la formule magique, l’incantation. La parole musicale fait surgir des sensations physiques : la femme aimée est à la fois la compagne, la destination du voyage et la destinataire du poème. L’art est très présent dans ce poème : la musique à travers les charmes, la peinture à travers les ciels brouillés. Ce pluriel fait partie d’un langage technique en peinture. Mais surtout, cette vision brouillée par les larmes décrit bien la méthode de la peinture impressionniste, qui représente une réalité, déformée par le point de vue subjectif du peintre. |
Analyse ce passage :
(Fleurs du mal de Baudelaire, L’invitation au voyage, partie 2)
Des meubles luisants,
Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre ;
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l’ambre,
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
À l’âme en secret
Sa douce langue natale.
Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
| Le poète s’adresse toujours à la femme aimée, mais cette fois-ci à la première personne du pluriel « notre chambre » : on entre dans un univers de l’intimité. « Parlerait » forme une rime signifiante avec le mot « secret ». Au-delà de la personne aimée, le poète s’adresse à l’âme : sa poésie est à la fois un discours, le pays lui-même, et la femme aimée. Les conditionnels « décoreraient … parlerait » annoncés par le verbe « songer » du premier quatrain, initient un jeu, où le poète invite sa compagne à imaginer avec lui ce lieu idyllique qu’ils habiteraient. Le conditionnel permet d’évoquer ce qui n’existe pas, c’est le mode privilégié de l’artiste en train de concevoir une œuvre. Les éléments du décors sont de plus en plus abstraits et de plus en plus élevés : les meubles, la chambre, les fleurs, les odeurs, les plafonds, l’âme. La strophe semble suivre la fuite d’une fumée qui s’élève. Chez Baudelaire, l’Élévation est une caractéristique de l’idéal. Cet ailleurs spatial coïncide avec un ailleurs temporel. Les meubles sont « polis par les ans » : le passé est présent à travers cette usure du temps, de manière archéologique pour ainsi dire. Le retour aux formes primitives de la poésie est justement évoqué à travers la « douce langue natale » de l’âme. Baudelaire fait ici référence à la réminiscence platonicienne : pour Platon, l’âme immortelle a eu accès dans le passé au monde des idées, l’acquisition des connaissances est alors un ressouvenir de ces vérités oubliées. Pour Baudelaire et les symbolistes en général, l’art permet d’avoir accès à ce monde idéal, où les correspondances sont une source de connaissances. Les synesthésies permettent alors d’établir des correspondances entre les sensations. Elles sont mêlées aux règnes naturels : odeur végétale des fleurs, profondeur minérale des miroirs, douceur auditive de la langue, qui évoque aussi le goût, senteur animale de l’ambre gris, qui est issu d’une sécrétion du cachalot. Substance animale à la limite du minéral, on peut le ramasser à marée descendante, parfois mêlée à l’ambre jaune, qui est une résine fossilisée, végétal à la limite du minéral, lui aussi. Le mot « vague » qualifie ici les senteurs, mais il évoque aussi la mer. Tous ces éléments convergent vers la « splendeur orientale ». Splendeur vient du latin splendeo : briller, resplendir, du côté de la vue. La rime interne avec « senteur » et la diérèse sont du côté de la musicalité. L’orient, symbole de l’ailleurs, concentre toutes ces correspondances de sensations et de matières. Les miroirs, les plafonds riches, c'est-à-dire chargés de décorations, les meubles, tout cela dans un imaginaire où les vagues rejettent de l’ambre et où la végétation est rare et plurielle… Tout cela fait référence aux art décoratifs, et à un style en particulier, le rococo, qui associe le français rocaille avec le portugais baroco : c’est un renouveau du goût baroque dans le mobilier et l’architecture. Les fleurs ne sont pas décrites, ce sont simplement « les plus rares » : ce superlatif, et leur rareté, rappelle les tulipes que l’on cultive en Hollande |
Analyse ce passage :
(Fleurs du mal de Baudelaire, L’invitation au voyage, partie 3)
Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l’humeur est vagabonde ;
C’est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu’ils viennent du bout du monde.
— Les soleils couchants
Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
D’hyacinthe et d’or ;
Le monde s’endort
Dans une chaude lumière.
Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
| Le premier sizain développe un ailleurs purement géographique, avec un embarquement progressif : les canaux, les vaisseaux, le bout du monde. C’est une gradation : des termes organisés de manière graduelle. Le deuxième sizain glisse de l’espace au temps lui-même. Le soleil couchant rappelle que la terre elle-même se déplace autour du soleil. Les canaux, dans cette deuxième occurrence, sont eux-mêmes en mouvement. Cet ailleurs tant recherché se trouve-t-il hors du monde, dans la mort elle même ? Le sommeil final semble renvoyer à « aimer et mourir ». D’ailleurs, dans la mythologie, Hypnos, le sommeil, est le frère de Thanatos, la mort. Mais ici, la chaude lumière finale n’est pas la froide obscurité de la mort. Sa couleur, d’hyacinthe et d’or, est révélatrice. Chez Ovide, Hyacinthe est un jeune amant d’Apollon, qu’il aurait tué accidentellement en lançant un disque. Le dieu lui aurait alors donnée l’immortalité sous la forme d’une fleur qui porte son nom. La fleur porte alors un double symbole, de mort et d’immortalité. Au-delà de la mythologie, la hyacinthe ou jacinthe est une fleur souvent violette, ou encore une pierre précieuse de couleur rouge. En couture, on en parle pour désigner une étoffe de cette même couleur. C’est le cas ici avec le verbe « revêtir ». Le mélange des couleurs, des règnes végétal et minéral, le naturel et l’artificiel, la chaleur, le mouvement vertical du soleil qui descend et de la lumière qui se couche. Les correspondances sont innombrables ici. Le verbe « revêtir » permet une double personnification : les soleils mettent des habits aux champs, le ciel habille la terre. Ces soleils au pluriel, ce sont bien sûr encore les yeux de la femme aimée, qui se posent sur le paysage montré par le poète. La préposition « dans » termine bien le poème par un lien fusionnel entre les personnages et le paysage. Le lien avec la femme aimée est très fort, avec la répétition de la 2e personne du singulier. Le complément circonstanciel de but « pour assouvir ton moindre désir » est mis en valeur par une structure présentative, comme une offrande, avec les enjambements qui créent un effet d’attente. Dans la version de 1857, Baudelaire avait ajouté un deuxième tiret long devant « Le monde s’endort » comme pour insister sur le dialogue entre deux amants à la fin du poème. Si les soleils représentent bien les yeux de la femme aimée, ce sont maintenant des « soleils couchants » : la femme aimée s’endort en même temps que le monde, et au moment où le poème se termine. Ce dernier verbe « s’endormir » encadre la strophe avec le verbe « dormir », et surtout, il renvoie au premier verbe du poème « songer ». Cette forme de boucle rend bien compte d’un allongement infini du temps. |
Analyse ce passage :
(Fleurs du mal de Baudelaire, Parfum exotique, partie 1)
Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d'automne,
Je respire l'odeur de ton sein chaleureux,
Je vois se dérouler des rivages heureux
Qu'éblouissent les feux d'un soleil monotone;
| « Les deux yeux fermés / je vois » Cela peut sembler paradoxal ! En fait, Baudelaire veut nous montrer un paysage intérieur. Il insiste sur le verbe « voir » qui revient deux fois dans le poème, renforcé avec le son voi qui se trouve dans les « voiles ». Cette volonté de donner à voir une scène animée et frappante, c’est ce qu’on appelle une hypotypose. Même insistance sur les « deux yeux », qui entre en écho avec les rimes en « eu ». Le mot deux n’étant pas absolument nécessaire dès lors qu’on utilise le pluriel : les yeux fermés, on est presque dans le pléonasme, c'est-à-dire l’expression redoublée d’une même idée, parfois de façon inutile. Un exemple très connu, c’est la phrase « monter en haut ». Mais Baudelaire n’utilise pas seulement la vue. Dans ce sonnet, les sens sont croisés. « l’odeur » est du côté de la perception olfactive, annoncée par le titre du sonnet « Parfum Exotique ». Vous voyez comment la perception de l’odeur est mise en parallèle avec le sens de la vue ? « Je respire / Je vois. » On peut parler d’une asyndète : la suppression d’un lien logique. Ici, on devrait normalement avoir un lien de cause conséquence car c’est bien l’odeur qui provoque la vision intérieure. Ainsi, les sens sont intriqués : odeur, vue, mais aussi le toucher, avec les mots : chaud, chaleureux, soleil. En plus, les allitérations en R donnent à entendre la mer avec le ressac des vagues, c’est le sens de l’ouïe. Nous avons donc ce qu’on appelle une synesthésie : une association entre perceptions différentes. Cette synesthésie est inscrite dans un dialogue avec une deuxième personne mystérieuse : « ton sein ». Les rivages sont éblouis par le soleil : ils sont personnifiés, le poète semble s’adresser à la fois à une personne et à un paysage. Une métaphore est ici à peine esquissée, le sein chaleureux étant devenu un relief de ce paysage, une dune de sable, une vague, ou simplement la partie émergée de l’île. Avec le verbe dérouler à la voix pronominale, on a l’impression que l’action se réalise d’elle même, le paysage intérieur se déploie tout seul, sans effort. Cela est illustré par l’allongement du rythme créé par la ponctuation : 1 pied, 5 pieds, 6 pieds, 1 alexandrin, 2 alexandrins. Le soir chaud d’automne va bien dans le sens de l’allongement d’une saison qui tire sur sa fin, d’un long été qui ne veut pas finir. D’ailleurs, le soleil est monotone, et pourtant éblouissant. La lumière est très forte pour un soleil qui est faible, cela donne une impression de facilité : peu d’efforts sont nécessaires pour profiter de la beauté de ce paysage. |
Analyse ce passage :
(Fleurs du mal de Baudelaire, Parfum exotique, partie 2)
Une île paresseuse où la nature donne
Des arbres singuliers et des fruits savoureux ;
Des hommes dont le corps est mince et vigoureux,
Et des femmes dont l'œil par sa franchise étonne.
| L’île paresseuse est toujours l’objet du verbe dérouler qui se trouve au-dessus. La personnification est prolongée, avec cet adjectif paresseuse. Le poète qui s’adressait directement à elle, se met alors à en faire une description. La synesthésie est elle aussi prolongée, car le sens du goût fait son apparition avec l’adjectif savoureux. Mais comme c’est toujours le cas chez Baudelaire, la synesthésie ne se limite pas à une association de perceptions. Je vous renvoie au poème Correspondances, que j’ai analysé par ailleurs, où Baudelaire révèle la richesse symbolique que cette figure de style représente pour lui. Par exemple ici, le non humain, les arbres et les fruits, deviennent de l’humain, puis l’aspect physique, le corps mince et vigoureux, devient une qualité morale, la franchise. Les deux éléments, l’homme et la femme, le physique et le moral entretiennent une relation de complémentarité. Nous sommes bien du côté de l’Idéal. En plus, cette richesse du déploiement se fait en cascade, regardez : la nature donne des arbres, qui donnent des fruits. Mais elle donne aussi des hommes et des femmes, qui sont complémentaires. Implicitement, on comprend qu’ils peuvent à leur tour donner le fruit de leur union. Cette impression de déploiement infini est parfaitement illustrée par la syntaxe, regardez. Les deux premiers compléments sont simplement coordonnés. Puis la phrase est prolongée de façon surprenante avec le point-virgule. Pour ceux qui aiment les figures avec des noms barbares, celle-ci s’appelle l’hyperbate : on prolonge une phrase de façon inattendue. Les deux derniers compléments surnuméraires contiennent en plus eux-mêmes des subordonnées. Le point final met alors un terme à la première phrase du poème, qui dure deux quatrains. |
Analyse ce passage :
(Fleurs du mal de Baudelaire, Parfum exotique, partie 3)
Guidé par ton odeur vers de charmants climats,
Je vois un port rempli de voiles et de mâts
Encor tout fatigués par la vague marine,
| Dans ce tercet, on retrouve la deuxième personne du singulier, qui met en place un dialogue entre le poète, et la personne mystérieuse qui lui inspire ce paysage. La personnification de l’île déteint sur celle des bateaux, qui sont fatigués par la vague marine, comme s’ils étaient vivants. Ce tercet contient deux participes passés de sens passif, qui renforcent l’impression de paresse. Pour le poète, il suffit de suivre une odeur. Pour les bateaux, le moment de l’effort est passé. Comme tout à l’heure avec l’été qui se prolonge dans l’automne, nous sommes dans un après. Le voyage se prolonge naturellement après l’amarrage dans le port, par la découverte de l’île. On peut aussi mettre notre sonnet en relation avec le poème « L’invitation au Voyage » qui contient ces vers très célèbres : Là, tout n’est qu’ordre et beauté, Luxe, calme et volupté. Ces vers évoquent bien une forme de l’idéal baudelairien, en relation avec l’ailleurs, l’exotisme. Tout cela explique le champ lexical du voyage présent dans notre poème : les climats, le port, les voiles, les mats. Le froissement des voiles sous l’action du vent est imité par l’allitération en V : « vois … voiles … vagues ». Cela participe à l’hypotypose : le poète veut nous faire une description vivante de ce port. L’adjectif « marine » n’est pas anodin, il s’agit d’un genre de peinture, qui prend la mer comme sujet principal. Le peintre représente des rivages, des marins, des pêcheurs, des bateaux. Baudelaire s’inscrit dans une tradition picturale. Mais il ne nous montre pas tout, et c’est cela aussi qui est intéressant dans ce poème. Le port n’est pas seulement le lieu d’arrivée, mais aussi le lieu de tous les départs. Le pluriel des voiles et des mâts évoque la variété des ailleurs. L’invitation au voyage est aussi une invitation à l’imagination de tous les voyages possibles. D’ailleurs les bateaux ne sont pas directement visibles. Il faut les imaginer, car ils sont uniquement désignés par les parties les plus élevées, les voiles, les mâts. Ce sont les parties qui disparaissent en dernier lorsqu’ils atteignent l’horizon. Désigner un bateau avec une voile, c’est une figure de style qu’on appelle la synecdoque : la partie désigne le tout. Pour ceux qui veulent tout savoir : la synecdoque est une forme de métonymie, car la partie pour le tout, c’est une forme de relation de contiguïté. |
Analyse ce passage :
(Fleurs du mal de Baudelaire, Parfum exotique, partie 4)
Pendant que le parfum des verts tamariniers,
Qui circule dans l'air et m'enfle la narine,
Se mêle dans mon âme au chant des mariniers.
| Pas de chute, pas de basculement, ce dernier tercet est tout entier un complément circonstanciel de temps. Baudelaire réalise là un petit poème tableau, comme une carte postale animée et parfumée. Le parfum est le sujet des verbes d’action « circuler … enfler », tandis que le poète est présent uniquement à travers la métonymie de la narine, qui est objet du verbe « enfler ». La paresse de l’île est devenue la paresse du poète qui se laisse enivrer par le parfum. Les tamariniers illustrent bien ce qui était évoqué plus tôt, les arbres singuliers qui donnent des fruits savoureux. En effet, les tamariniers sont des arbres impressionnants, qu’on trouve sous les tropiques. À Madagascar, on l’appelle même le « roi des arbres » ! L’arbre Tamarinier contient dans son nom celui des mariniers. Cette rime très riche est presque un jeu de mot trop facile. Mais c’est justement cette marque d’humour qui constitue la pointe de ce sonnet, et qui rassemble tous les thèmes que nous avons vus jusqu'ici. On peut y voir la paresse d’un poète qui répète une rime sans se soucier de la faire trop riche. On peut y voir aussi l’allongement d’un mot dont on répète la fin, toujours dans cette même logique de faire traîner en longueur la fin d’une saison chaleureuse. On y trouve le thème pictural de la marine, avec la végétation exotique, la couleur verte, et la présence des métiers en lien avec la mer. On y trouve une synesthésie finale, où la couleur, le parfum et le chant deviennent indissociables, et où le règne végétal s’entremêle avec le monde des humains, qu’il entoure et envahit de ses effluves. Enfin, on peut y trouver le pronom possessif à la deuxième personne du singulier : « ta marine » qui entre en écho avec la première personne « ma narine, mon âme » dans un dernier échange destiné à clore le dialogue ouvert au début du poème. |
Analyse ce passage :
(Fleurs du mal de Baudelaire, Recueillement, partie 1)
Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille.
Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici :
Une atmosphère obscure enveloppe la ville,
Aux uns portant la paix, aux autres le souci.
| Le poète (à la première personne) s’adresse à sa Douleur, à la deuxième personne du singulier. Le dialogue est déjà commencé : c’est une réponse à une réplique précédente « tu réclamais » : le discours narrativisé rapporte un discours avec un simple verbe de parole, sans transcrire le contenu. La douleur est un peu comme une sœur ou un enfant qu’il faudrait apaiser. Ou encore peut-être, comme un chat qu’il faudrait caresser. Vous savez que Baudelaire a écrit 2 poèmes Le Chat, et 1 Les Chats au pluriel, dans ses Fleurs du Mal. « Le voici » construit ce qu’on appelle une hypotypose : donner à voir une description frappante et animée. Le cadre spatio-temporel est bien défini : la ville, le soir. Mais en plus, tout est en mouvement : descendre, vertical, envelopper, horizontal. La Douleur, le Soir, avec des majuscules comme des noms propres, ce sont des allégories : des concepts personnifiés. Mais cela va plus loin ici car cette dimension symbolique contamine ensuite tout le discours : l’atmosphère porte la paix et le souci comme si c’étaient des offrandes, elle enveloppe la ville, peut-être comme une mère enveloppe son enfant dans des couvertures. Plusieurs tableaux se succèdent, regardez. D’abord le Soir est absent, on le réclamait à l’imparfait. Ensuite, il descend, au présent d’énonciation (l’action se déroule au moment où l’on parle) et enfin, le voici, c'est-à-dire qu’il a fini sa descente. Les rimes croisées vont aussi dans ce sens : elles favorisent la progression, et représentent une situation qui évolue. Le rythme est donc très travaillé : « sois sage, ô ma Douleur, et tiens toi plus tranquille » 2, 4 et 6 syllabes : le mouvement s’allonge progressivement, avec une phrase courte puis une phrase longue. L’émotion de ce poème est très ambiguë. Une douleur sage, c’est un oxymore : l’association de mots contradictoires. S’il lui demande d’être « plus tranquille », c’est qu’elle ne l’est pas tout à fait. « La paix » et « le souci » sont mis en parallèle. Contrairement au Spleen écrasant de certains poèmes, Baudelaire décrit ici une mélancolie à la fois douce et amère. Le mot douleur contient lui-même à la fois la douceur et l’amertume. Les assonances (répétition de sons voyelles) proches du O sont du côté de la douceur. Les allitérations (répétition de sons consonnes) en R sont du côté de l’amertume. On peut parler de registre lyrique : l’expression musicale d’une douleur personnelle. Mais déjà, la mort est présente : le mot paix, c’est le repos des justes, requiescat in pace. Le mot souci a un sens étymologique beaucoup plus fort qu’aujourd’hui : le verbe sollicitare en latin désigne les tourments des Enfers. On bascule du côté de l’élégie : le lyrisme est au service d’un sentiment ancré dans la mélancolie, le deuil, la conscience de la mort. Les sensations sont aussi ambiguës : l’obscurité est un apaisement pour les yeux, mais aussi une inquiétude pour l’esprit. Le verbe envelopper évoque à la fois le pansement sur une blessure et le risque d’étouffement. La Douleur agitée mais intime, le Soir apaisé mais menaçant, sont comme deux allégories complémentaires à la fois douces et amères. |
Analyse ce passage :
(Fleurs du mal de Baudelaire, Recueillement, partie 2)
Pendant que des mortels la multitude vile,
Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci,
Va cueillir des remords dans la fête servile,
Ma Douleur, donne-moi la main ; viens par ici,
| Le poète s’adresse toujours directement à sa Douleur, à la deuxième personne du singulier et à l’impératif, mais cette fois, il s’en rapproche physiquement : « donne-moi la main ». Avec le déictique « ici », le poète l’invite à prendre place au plus proche de lui. Il lui demande sa main : ce n’est plus la sœur ou l’enfant, mais déjà la compagne, presque l’épouse. Les allégories sont particulièrement concrètes et envahissantes. Le « Plaisir » représenté avec un attribut, le « fouet », et une périphrase « ce bourreau sans merci ». C’est une gradation (une progression en intensité) : le supplice fait place à l’exécution. L’estrade où l’échafaud se trouve est aussi un espace théâtral où le sacrifice est une fête, et où le Plaisir est à la fois un bourreau et un marionnettiste qui tire les ficelles. Baudelaire reprend ici le thème baroque du theatrum mundi : le monde est un théâtre où chacun joue un rôle, et où les apparences sont trompeuses. La multitude est mise en esclavage (servile vient de servus, l’esclave en latin) pour cueillir des remords, c’est à dire, pour récolter des fleurs. Bien sûr, on est transporté dans les champs de coton. Baudelaire écrit ce poème en 1861, c’est à dire 4 ans avant l’abolition de l’esclavage aux États-Unis. Ce sont des images inhabituelles dans la poésie. Dans cette métaphore, les remords sont comparés à des fleurs, le point commun est mystérieux : elles sont moissonnées, précieuses et vénéneuses. Ce verbe « cueillir » renvoie à la fois au titre du poème et au titre du recueil. C’est une allégorie envahissante, qui dépasse le seul cadre du poème. Et en effet, la multitude vile est comme un prolongement animé et grouillant de la ville du premier quatrain, avec le futur proche qui présente l’action sur le point de s’accomplir. « Ville … vile », c’est une homophonie (deux mots qui se prononcent pareil) qui est riche de sens : la ville est un lieu immoral. Pendant que la multitude cueille des remords, le poète observe les vices, sans y participer, et recueille des poèmes. Le complément circonstanciel de temps retarde le verbe principal, et permet de représenter deux tableaux en mouvement, simultanés et opposés : d’un côté la multitude, de l’autre le poète qui l’observe. Si la Douleur donne sa main, le Plaisir tient un fouet, et la multitude cueille : ce sont autant de gros plans sur des mains. On dirait que le poète guide sa Douleur comme Virgile guide Dante dans la Divine Comédie, à travers les 9 cercles de l’Enfer. Baudelaire nous plonge dans tableau foisonnant de détails comme les peintures de Jérôme Bosch. La « fête servile », c’est un oxymore, l’association de termes contradictoires, car la fête est normalement un espace de liberté. Le carnaval représente bien cette fête où l’ordre du monde est renversé. Baudelaire retourne encore cette image, et la ville devient alors un carnaval renversé. Deux mots entrent en écho à l’hémistiche : « mortels » et « remords » c’est révélateur car ils s’éclairent l’un l’autre. Les mortels sont dans le remord justement parce qu’ils savent qu’ils vont mourir : ils aimeraient bien revenir en arrière. La condition des vivants est bien de regretter le passé. Cette fête servile illustre parfaitement le concept de divertissement chez Blaise Pascal, qui est un grand penseur de la condition humaine au XVIIe siècle. |
Analyse ce passage :
(Fleurs du mal de Baudelaire, Recueillement, partie 3)
Loin d’eux. Vois se pencher les défuntes Années,
Sur les balcons du ciel, en robes surannées ;
Surgir du fond des eaux le Regret souriant ;
| On a ici un enjambement : une phrase est prolongée d’un vers à l’autre. Mais ici, il est carrément à cheval sur ce qu’on appelle la volta, le moment de basculement traditionnel en plein milieu d’un sonnet. « Loin d’eux » marque le moment où le poète s’isole, où il entre réellement dans le recueillement annoncé par le titre. Le premier quatrain représentait l’arrivée du Soir, le deuxième quatrain se concentrait sur le Plaisir de la multitude, maintenant, on passe à un troisième tableau. Ce poème est construit comme un véritable triptyque, un ensemble de trois tableaux foisonnants de détails. Dans cette dernière partie, les allégories sont multipliées : Les Années, le Regret, le Soleil et la Nuit, sont autant de nouveaux personnages. Mais l’allégorie va toujours au-delà des personnifications chez Baudelaire : le ciel lui-même est métamorphosé en un gigantesque théâtre, avec les balcons du ciel qui désignent les loges les plus hautes. Au théâtre, les loges placées sous le plafond, c’est ce qu’on appelle le Paradis. Symboliquement, le poète a détourné son regard de la scène où se débat la multitude vouée aux Enfers. Non seulement il reste du côté des spectateurs (refusant d’être acteur), mais en plus, il tourne le dos à la scène, il observe maintenant l’attitude des spectateurs et spectatrices. Les défuntes Années se penchent aux balcons du ciel. C’est une image originale : mortes, ce sont des fantômes. En robes surannées, c'est-à-dire qu’elles ne sont pas à la mode. C’est d’ailleurs un mot désuet, qui vient de l’Ancien français “sourane”, qui désigne les contrats obsolètes après un an. Qu’est-ce qui se penche en mourant, et qui se trouve aux balcons ? Des fleurs évidemment. Le son F devant « années » nous laisse même entendre « fanées », c’est une paronomase, un jeu avec des sonorités proches. Par ailleurs, les balcons du ciel désignent les nuages (qui deviendront les merveilleux nuages dans les petits poèmes en prose). Le poète est déjà un étranger dans la ville, pour lui, tout est fumée, c’est un symbole de vanité. Le Regret ressemble à un monstre marin. Dans la mythologie, les monstres marins sont souvent liés à des histoires de vengeance. Charybde transformée en gouffre pour avoir spolié Géryon. Scylla transformée en monstre pour avoir provoqué la jalousie de la magicienne Circé. On peut aussi penser à Hippolyte, sur qui son père Thésée appelle la colère de Poséidon, à cause du mensonge de Phèdre, c’est d’ailleurs une scène particulièrement célèbre de la tragédie de Racine. Avec son hypotypose Baudelaire s’inscrit dans une tradition de mise en scène théâtrale. Ce regret souriant (avec le participe présent qui inscrit l’action dans la durée) peut aussi évoquer le rictus de la mort elle-même. Le sourire de la mort est éternel, il s’oppose au sourire vivant qui est fugace. C’est une référence au Memento Mori antique : souviens-toi que tu vas mourir. Le Regret personnifié des tercets se distingue précisément des remords du 2e quatrain. Les remords concernent des actes qu’on aimerait effacer, les plaisirs coupables de la multitude vile. Au contraire les regrets désignent les actes non réalisés, la vie qui n’a pas été vécue : le poète reste à l’écart des mortels et se contente d’observer dans l’innocence. |
Analyse ce passage :
(Fleurs du mal de Baudelaire, Recueillement, partie 4)
Le Soleil moribond s’endormir sous une arche,
Et, comme un long linceul traînant à l’Orient,
Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche.
| Dans le dernier tercet, le Soleil et la Nuit s’opposent. La Nuit se lève à l’est : c’est normal, elle suit la course du soleil, mais on s’éloigne de l’image traditionnelle du char du soleil, au contraire c’est ici la Nuit qui marche. Avec le verbe traîner, elle semble surtout flotter dans les airs, comme un ange. Le Soleil est un vieil homme qui s’endort, à l’ouest, sous une arche. À Paris, le soleil se couche justement sous l’Arc de triomphe, Baudelaire pouvait souvent le voir à cette époque : en 1861, il a vécu rue Louis Philippe, dans le prolongement des Champs-Élysées. “Recueillement” annonce déjà les Tableaux parisiens qui viennent juste après dans les Fleurs du Mal. Les jeux avec les temps sont très riches : les participes présents insistent sur la durée des actions. Les infinitifs figent les actions hors du temps. Le verbe « s’endormir » insiste sur le mouvement du soleil qui se couche : étymologiquement, il provient du latin indormire avec le préfixe locatif in- qui signifie dans ou vers. Le poème se termine sur un présent d’énonciation : l’action est constatée au moment où l’on parle. Baudelaire guide notre regard, verticalement d’abord, avec les verbes pencher, surgir, et s’endormir. Ce soleil qui s’endort sous une arche peut évoquer l'œil qui se ferme d’un visage déjà à moitié plongé dans l’obscurité. Le sourire horizontal fait écho au long linceul horizontal lui aussi. Les sensations suivent ces mouvements : visuelles, puis auditives, le paysage très concret devient progressivement une simple musique. Les compléments circonstanciels retardent les verbes, ils allongent le temps et créent un foisonnement d’images. Dans le même sens, Orient et souriant sont allongés par la diérèse : une voyelle qui compte pour une syllabe entière. Cela permet de faire sonner une rime riche (trois sons en commun). La musicalité vient renforcer la mise en mouvement de la description. On retrouve le mélange doux et amer de la mélancolie, avec les allitérations en S du côté de la douceur, et les allitérations en R du côté de la souffrance. Ce froissement des tissus nous fait insensiblement passer des robes surannées au long linceul qui couvre la nuit : tout se passe comme si les Années s’étaient fondues en une seule allégorie de la mort. La nuit se lève à l’Orient, elle vient donc d’un ailleurs, elle symbolise un au-delà. Le verbe « entendre », répété deux fois (avec l’allitération en T ), semble imiter le son de l’horloge qui mesure le temps qui passe. On s’achemine bien vers la fin de la section spleen et idéal et son dernier poème. |
Analyse ce passage :
(Fleurs du mal de Baudelaire, Spleen IV, partie 1)
Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l'horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;
| Contrairement à de nombreux poèmes des Fleurs du Mal, ce n’est pas un sonnet. 5 quatrains, avec des rimes croisées : c’est une forme bien adaptée à un récit qui progresse pas à pas. Les trois premiers quatrains sont des compléments circonstanciels de temps qui forment une anaphore rhétorique (la répétition d’un même terme en début de proposition). L’élégie, c’est une complainte musicale qui insiste sur le deuil et la mélancolie : ici, la méditation sur le temps devient une véritable obsession : le retour des heures est implacable. « Le cercle » évoque les neufs cercles des Enfers où sont réparties les âmes des damnés, dans la Divine Comédie de Dante. Ce poète italien du 14e siècle imagine un voyage aux enfers, guidé par Virgile lui-même. La catabase, c’est le mot savant pour désigner la descente aux enfers. Dans le Spleen, la réalité est devenue un enfer, où le poète est enfermé. « Le Ciel … l’horizon … les nuits » c’est la description d’un paysage. Le ciel est le sujet des verbes « peser … embrasser ... verser » : il orchestre l’enfermement du poète. On est loin du paysage état-d’âme romantique où Nature est empathique avec le poète, comme dans les Méditations Poétiques de Lamartine. Le verbe embrasser au participe présent insiste sur cet enfermement dans la durée. Les verbes peser et verser semblent au présent de narration (pour actualiser un récit passé). Mais on peut aussi y trouver une dimension de vérité générale (une action vraie en tout temps) ce récit a surtout une valeur symbolique universelle. « De l’horizon » est le complément du nom « cercle » : on devrait normalement avoir « le cercle de l’horizon ». Cette antéposition crée un effet d’attente inconfortable pour le lecteur. Dans le spleen, le passage du temps est une véritable souffrance. Le cercle, l’horizon : ce sont des formes circulaires qui ne laissent aucune échappatoire. On voit déjà se dessiner la fin tragique du poème. Baudelaire ne dit pas « mon esprit » mais « l’esprit » avec un article défini générique (qui désigne une notion abstraite). Le pronom personnel « nous » a aussi cette valeur universelle presque philosophique, incluant tous les êtres humains. Dans ce paysage infernal, « l’esprit gémissant » devient comme ces figures mythologiques condamnées aux Enfers. Une proie persécutée par les longs ennuis : c’est une véritable allégorie : la personnification d’une idée abstraite. Cela correspond parfaitement aux Érynies, les divinités persécutrices de la mythologie grecque. Ces images sont détournées et dégradées : le ciel est comparé à un ustensile de cuisine. Un ciel lourd, c’est une expression toute faite, mais le verbe peser rend l’image plus concrète. C’est ce qu’on appelle une catachrèse : on remotive une métaphore entrée dans le langage courant. Les sensations sont variées : le toucher, la vue, l’ouïe, et même le goût. On entend le couvercle avec les allitérations (retour de sons consonnes) en C ou encore le versement du jour avec les L et les S . Tout cela construit une métaphore filée étrangement concrète : le monde est un réceptacle où nous sommes enfermés, le jour est un poison dans lequel nous sommes progressivement noyés. Le jour est pire que la nuit : c’est une opposition paradoxale (qui choque le sens commun). La tristesse est plutôt du côté de la nuit habituellement. Mais en plus le singulier est opposé au pluriel : le jour équivaut à plusieurs nuits... le temps se répète et s’allonge, le spleen rejoint la mélancolie de l’élégie. On peut aussi trouver un deuxième effet de contraste : le mouvement vertical du versement s’oppose au cercle de l’horizon. le poète est donc cerné de toutes parts. L’enjambement (qui prolonge la phrase d’un vers à l’autre) renforce le poids de la préposition « sur l’esprit |
Analyse ce passage :
(Fleurs du mal de Baudelaire, Spleen IV, partie 2)
Quand la terre est changée en un cachot humide,
Où l'Espérance, comme une chauve-souris,
S'en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris;
| Le ciel, puis la terre : c’est une progression du haut vers le bas qui nous est racontée étape par étape. On devine déjà que rien ne pourra arrêter ce mouvement descendant. La terre et le ciel, ce sont aussi les deux éléments opposés et complémentaires d’un tableau déprimant. En fait, ici la terre comprend certainement aussi le ciel par métonymie (c’est à dire par glissement de proximité) : la terre, c’est le monde entier. La métaphore est filée : l’univers devient un cachot, il ne reste aucun espace de liberté. Chauve-souris rime avec pourris, comme si elle était déjà morte, ou comme si les plafonds pourris étaient déjà l’intérieur d’un cadavre. On peut penser au poème Une Charogne : la méditation sur la mort est alimentée par ces images concrètes. Dans l’imaginaire romantique, l’Espérance est souvent une colombe, du côté du sublime. La chauve-souris qui se cogne la tête se trouve du côté du grotesque. On peut parler de registre burlesque : des termes comiques et familiers sont utilisés pour désigner quelque chose d’élevé et de sérieux. La chauve-souris n’est même plus un oiseau, mais un animal aveugle aux ailes atrophiées. Contrairement aux ailes de géant de l’albatros, les ailes de la chauve-souris sont qualifiées de timides, du latin timeo : craindre. C’est peut-être une marque d’ironie tragique (le malheur final est annoncé à l’avance). L’image est en même temps un petit récit avec des verbes qui présentent des actions en mouvement : battant et se cognant sont des participes présent qui s’inscrivent dans la durée. Le verbe s’en aller est séparé de son sujet par un enjambement, ce qui prolonge encore l’attente du lecteur. Le passage du temps est long et pénible, les murs au pluriel démultiplient l’action. L’allitération en P, occlusive et sourde imite les battements de l’aile et illustre cette idée d’enfermement et de répétition. Les assonances nasales sont traditionnellement considérées comme étouffantes. Les murs verticaux complètent les plafonds pourris horizontaux, qui enferment le poète et rendent toute élévation impossible. On peut mettre ce poème Spleen en opposition avec le poème “Élévation” qui est du côté de l’idéal. Le recueil des Fleurs du Mal fonctionne bien comme un réseau de symboles. Les plafonds pourris constituent ce qu’on appelle une métaphore in absentia : nous avons le comparant, du côté de l’enfermement, mais pas le comparé. Le spleen est une émotion abstraite que ces images étranges tentent de représenter de manière très concrète. |
Analyse ce passage :
(Fleurs du mal de Baudelaire, Spleen IV, partie 3)
Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D'une vaste prison imite les barreaux,
Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux
| Après le ciel et la terre, la pluie prolonge le mouvement descendant qui semble aussi inévitable que la gravité. Mais on franchit une nouvelle étape dans l’allégorie : l’intériorisation, qui se poursuit jusqu’au cerveau. Le plafond du 2e quatrain est comme réduit au minimum, il devient simplement : « le fond ». Dans un paysage état-d’âme romantique, la pluie entrerait en écho avec les larmes du poète, qui sentirait l’empathie de la nature mélancolique comme lui. Mais vous allez voir que Baudelaire transforme profondément toutes ces images. Dans cette métaphore filée, la pluie imite les barreaux d’une prison qui enferme le poète. Le fond du cerveau où les araignées tissent leurs toiles, devient alors la cellule d’une prison. Les fenêtres où les larmes forment des barreaux, ce sont bien sûr les yeux du poète : enfermé dans sa propre subjectivité, il n’a aucune chance d’y réchapper. La pluie dessine un mouvement vertical, qui est tout de suite contredit par le verbe étaler. Les barreaux verticaux ferment une prison qui est vaste, c’est à dire étendue horizontalement. D’ailleurs, le mot prison forme une rime riche plutôt rare avec le mot horizon, tous deux à l’hémistiche. La prison est le seul horizon du poète. Avoir une araignée au plafond, c’est une image qui désigne la folie. Le mouvement descendant de l’araignée est contredit par le pluriel : un peuple d’araignées. En devenant horizontal, le mouvement devient débordant, c’est une folie envahissante. L’image des araignées poursuit la mise en scène burlesque de la chauve-souris. Cela vient contribuer à une sorte de bestiaire des animaux de l’ombre. L’adjectif infâmes a une étymologie très forte : du latin infamis, ignoble. On peut certainement entendre un jeu sur les sonorités : les femmes araignées. Ce serait un calembour : un double sens provoqué par un jeu avec les sonorités. Le double sens est enrichi d’une référence mythologique ici : dans Les Métamorphoses d’Ovide, Arachné est une femme transformée par Athéna, jalouse de son talent de tisseuse. Est-ce qu’il faut retenir l’image d’Athéna, déesse de la sagesse et de la raison, punissant le poète qui tisse ses réseaux de symboles ? Ou encore celle de l’araignée, femme vampirique vidant le poète de son inspiration ? Chez Baudelaire, les femmes sont souvent, comme ici (du côté du spleen), dangereuses, voire fatales. L’expression « tendre ses filets » est une expression toute faite, qui signifie « tendre un piège ». Ce choix est significatif, car Baudelaire aurait pu dire « tisser sa toile ». Au-delà de la captivité, c’est la mort qui attend la proie de l’araignée : cela souligne le caractère fatal du spleen. Le verbe « tendre » est retardé par le verbe venir qui fonctionne comme un semi-auxiliaire : les araignées n’ont pas encore tendu leurs filets, mais c’est inéluctable dans un futur proche... De même, le participe présent inscrit l’action dans la durée : les filets et la pluie s’accumulent. À travers tout le poème, le temps est ralenti, à la limite de l’inertie. L’adjectif muet est intrigant : malgré le peuple des araignées, la solitude silencieuse prédomine, d’ailleurs, le verbe venir est bien au singulier. Mais cette expérience de la solitude est partagée avec une première personne du pluriel, et des verbes qui se rapprochent d’un présent de vérité générale. Le poète représente un sentiment universel. La chauve-souris est un animal aveugle, les araignées sont muettes : l’allégorie foisonne de détails, mais en même temps, le poète est progressivement privé de ses sens, et de tout contact avec le monde extérieur. |
Analyse ce passage :
(Fleurs du mal de Baudelaire, Spleen IV, partie 3)
Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D'une vaste prison imite les barreaux,
Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux
| Le poème bascule avec le connecteur temporel « tout à coup » qui marque une rupture avec les quatrains précédents. On passe maintenant à des verbes d’action particulièrement énergiques : « sauter … lancer » : c’est le moment de paroxysme du poème, qui met fin à la première phrase. Le ciel du premier quatrain semble soudain très éloigné à cause de la préposition : rien n’est stable. Les cloches se métamorphosent, comparées à des esprits errants. Dans le premier quatrain on avait l’esprit, au singulier (une notion philosophique). Maintenant les esprits au pluriel nous ont fait basculer vers un imaginaire fantastique. Après le peuple muet des araignées, le silence est rompu par de multiples éléments sonores : des cloches, un hurlement, le verbe geindre. Le hurlement est singulier, mais il semble provenir de sources multiples et en mouvement : des cloches qui sautent se transforment en esprits qui errent, au pluriel. Le poète est comme cerné par ces plaintes. Les assonances (retours de sons voyelles) en i sont omniprésentes. Dans le dernier vers, la métrique nous oblige insister sur le i de l’adverbe opiniâtrement. C’est ce qu’on appelle une diérèse : une voyelle seule qui compte pour 1 syllabe. Cette complainte correspond bien au registre élégiaque. Ces esprits errants et sans patrie font bien sûr référence aux âmes des morts qui restent dans les limbes, faute de sépulture appropriée. On peut penser à la tragédie de Sophocle, Antigone, où l’héroïne souhaite donner une sépulture à son frère Polynice, pour lui permettre de trouver le repos. Le mot « furie » fait quant à lui référence aux divinités romaines qui correspondent aux Érinyes dans la mythologie grecque. L’esprit qui était la proie des longs ennuis semble s’être retourné contre lui-même. Baudelaire prépare peut-être déjà l’un des poèmes qui clôt la section Spleen et Idéal : l’héautontimorouménos, le bourreau de soi-même. « L’affreux hurlement lancé vers le ciel » fait allusion au psaume 130, dans la bible : « De profundis clamavi // Du fond de l’abîme je crie vers toi Seigneur ». Le De Profundis est traditionnellement un chant de mort, et c’est aussi le titre d’un autre poème des Fleurs du Mal. Baudelaire détourne des références culturelles fondamentales. Que représentent les cloches ? C’est une métaphore in absentia : nous sommes obligés de deviner le comparé. Les cloches représentent le passage du temps et rythment la vie, du carillon de l’horloge au glas de la mort, elles sont finalement un symbole de deuil. Juste avant la série de poèmes sur le Spleen, on trouve un poème intitulé « La cloche fêlée » : cette cloche, c’est la voix du poète : fêlée, elle a quelque chose de discordant. Les plaintes élégiaques qui traversent le spleen ne sont que des échos de la voix du poète qui ne parvient plus à s’exprimer. |
Analyse ce passage :
(Fleurs du mal de Baudelaire, Spleen IV, partie 5)
Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme ; l'Espoir,
Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.
| Le tiret annonce typographiquement la fin du poème, comme une sorte d’épilogue, ou peut-être une épitaphe, puisque tout semble indiquer que le poète assiste à son propre enterrement. L’allitération en C crée un effet de parallélisme entre les corbillards et le crâne. D’ailleurs on peut parler de boîte crânienne. Toute cela renvoie aussi au couvercle et au cachot des quatrains qui précèdent : le poète est finalement comme enterré dans son propre cerveau. Dans cette série de métamorphoses, les corbillards au pluriel, font très vite place à la première personne du singulier : mon âme, mon crâne… La mort du poète est associée à son isolement final, avec la double négation « sans tambour ni musique ». Cette plainte qui accompagne la mort n’est entendue par personne. L’expression « sans tambour ni trompette » est habituellement employée pour décrire la retraite d’une armée vaincue. En effet ici, le combat qui oppose l’Espoir et l’Angoisse est déjà terminé, comme en témoignent les participes passés. La dimension symbolique du poème est bien présente ici, avec les deux allégories mises en scène très concrètement, comme au théâtre. C’est d’ailleurs la fin d’une tragédie. Les longs corbillards étaient déjà présents sous la forme de longs ennuis… Les pleurs coulaient déjà avec la pluie… Le crâne incliné était annoncé par la tête qui se cogne : on peut interpréter tout ça comme autant de marques d’ironie tragique. L’Espoir est disloqué par l’enjambement, exténué avec des mots de plus en plus courts : vaincu (2 syllabes) pleure (1 syllabe). Au contraire, l’Angoisse est associé à des mots de plus en plus longs : atroce, despotique et domine entièrement le dernier vers. Les dernières rimes en -oire et en -ique menaçantes, annoncent bien que la victoire finale de l’angoisse est inéluctable. Le crâne incliné fait référence au motif traditionnel de la vanité en peinture : des natures mortes qui font méditer sur le passage du temps (bougies, fleurs, sabliers ou horloges, crânes humains). En rappelant que toute vie est soldée par la mort, ces représentations révèlent la vanité de toute chose. « Dans mon âme » : l’image est encore abstraite, indolore, mais elle devient « sur mon crâne » beaucoup plus concrète, avec l’évolution des prépositions, et le verbe « planter » qui est particulièrement cruel. Le drapeau noir imite celui de la piraterie. Baudelaire juxtapose des références traditionnelles avec des images étranges, presque incongrues. La couleur noire est présente dès le premier quatrain. Cela souligne bien l’aspect circulaire, infini du poème. Le spleen est le sentiment implacable d’un éternel retour. Avec ce dernier mot, une boucle est bouclée. |
Analyse ce passage :
(Les Amours Jaunes de Tristan Corbière, Le Crapaud, partie 1)
Un chant dans une nuit sans air…
– La lune plaque en métal clair
Les découpures du vert sombre.
| Le lyrisme, c’est la faculté du poète d’exprimer ses propres sentiments de manière musicale. On le trouve donc dès le premier mot, mais il est tout de suite contredit par la polysémie du mot « air », qui a plusieurs sens. Une nuit sans air, c’est une nuit étouffante, mais aussi une nuit sans musique. Le vers commence avec un chant et se termine sans air, c’est une antithèse, le rapprochement de deux termes opposés. Le lyrisme est mis à mal, et pourtant, c’est bien le mot « air » qui est mis à la rime. Le lyrisme n’est pas tout à fait refusé, il est dégradé. Le chant est d’ailleurs comme enfermé, avec la préposition « dans ». C’est une métaphore : la nuit est comparée à une boîte, elle enferme le chant. Vous allez voir que les prépositions sont importantes tout au long du poème : « dans » est répété, en écho avec la préposition « sous » qui revient aussi deux fois. Ici, le lyrisme est pour ainsi dire étouffé dans l'œuf. Le poète porte atteinte au lyrisme aussi parce qu’il dégrade les thèmes romantiques : normalement, le paysage naturel entre en écho avec les émotions du poète, c’est ce qu’on appelle le paysage état d’âme, qu’on retrouve notamment dans Les Méditations Poétiques de Lamartine par exemple. Ici, « la lune » est réduite à une « plaque en métal clair ». La végétation est comme « découpée » : ces éléments n’ont plus rien de naturel, plus de conjonction possible avec les émotions du poète. D’ailleurs, le mot « vert » est utilisé comme nom commun et non comme adjectif : c’est une bonne occasion de faire ressortir les homophones, les mots qui se prononcent pareil et qui prennent alors tout leurs sens dans le contexte, regardez. La végétation est comme du verre découpé, tranchant. Et enfin le vers, c’est la matière même du poème, l’outil d’expression du poète, qui est disloqué, inapte à l’expression de ses sentiments. Du coup, le poète va développer une esthétique paradoxale, qui prend son origine dans la laideur, la dysharmonie. Par exemple, la musicalité est transformée bruit, avec des allitérations, des répétitions de son consonnes qui sont désagréables : par exemple, le L est placé après des explosives, P et K qui revient avec insistance. Le premier vers produit une assonance, un retour de son voyelle, avec la nasale AN qui revient trois fois. Des contrastes frappants accentuent cette impression de dysharmonie, avec des antithèses : clair s’oppose à sombre, la verdure s’oppose au métal. Quel est le premier mot du poème ? Le tout premier mot, c’est un article indéfini… C’est à dire qu’on ne sait pas d’où provient ce chant dont on parle, on ne sait pas à qui il appartient. c’est une voix sans auteur. De même, le premier tiret de dialogue est très mystérieux. Qui prend la parole, est-ce la même personne qui chante ? Dès le premier tercet, le lecteur est assailli par des voix variées et brouillées. On peut enfin insister sur la présence de la couleur verte à la fin du tercet : elle évoque déjà le crapaud du titre, et pourtant justement, on ne le voit pas encore ! Dans un premier temps, le lecteur est pour ainsi dire aveugle, plongé dans l’ombre, il ne sait pas qui sont les protagonistes, combien ils sont, il est entraîné dans une énigme qui pique sa curiosité. Le paysage est mis en place, mais de façon très lacunaire, ce ne sont que des phrases nominales, sans verbe conjugué. |
Analyse ce passage :
(Les Amours Jaunes de Tristan Corbière, Le Crapaud, partie 2)
… Un chant ; comme un écho, tout vif
Enterré, là, sous le massif…
Ça se tait : Viens, c’est là, dans l’ombre…
| C’est particulièrement visible dans ce tercet : les phrases sont coupées par des suspensions, des moments de pause avec de la ponctuation forte ou de simples virgules. C’est ce qu’on appelle des aposiopèses : des interruptions du discours. Elles sont accompagnée du verbe « taire ». Le poème est donc lui-même un chant discontinu, entamé par le silence, parfois répétitif : les échos répètent justement le son CO. On peut imaginer que le poème imite le son du crapaud. Vous savez peut-être que le crapaud coasse, mais il siffle aussi, de manière étrangement discontinue. Voilà ce que ça donne... Alors que le chant est annoncé sous forme d’anaphores rhétoriques : il est répété en début de phrase, le premier verbe conjugué du poème, c’est au contraire le verbe « taire » qui n’arrive qu’au vers 6. Au moment justement où apparaît le deuxième tiret de dialogue et la deuxième personne : « viens ». Ce jeu avec les apparitions et disparitions de voix variées constitue une véritable mise en scène qui attise la curiosité du lecteur. Le verbe de mouvement « viens » à l’impératif, est en plus accompagné de deux pronoms très spéciaux : ça, et là. Les linguistes disent que ce sont des déictiques, c'est-à-dire qu’ils renvoient à la situation d’énonciation, ou si vous préférez, tout bêtement, ils montrent du doigt. Ce n’est pas anodin dans un poème, car c’est plutôt un procédé théâtral. On est bien dans une mise en scène de l’apparition du crapaud, le poète guide le lecteur en aveugle. D’ailleurs pour l’instant, le crapaud n’a pas été nommé, les pronoms « ça » et « c’est » revoient plus loin ! C’est extrêmement rare, et c’est ce qu’on appelle une référence cataphorique : les pronoms désignent un élément qui apparaît plus tard dans le texte. C’est bien une preuve que le poète ménage ses effets, en prolongeant le mystère au maximum. En plus, ce sont des pronoms dépréciatifs, c'est-à-dire qu’ils portent une connotation négative. Ce qu’on cherche à voir n’a donc pourtant rien de beau. L’esthétique paradoxale se retrouve dans les contrastes : tout « vif », il est pourtant « enterré » : on peut y reconnaître une locution figée, c'est à dire une expression toute faite : « enterré vivant » qui est inversée ici « tout vif enterré ». D’ailleurs cela crée un enjambement qui déstructure le vers : la phrase se prolonge d’un vers à l’autre. Les attentes du lecteur sont donc sans cesse en butte à des surprises, des imprévus. Bien sûr, c’est une esthétique liée à la mort : le crapaud est « enterré », la préposition « sous le massif » est aggravée ensuite « dans l’ombre ». Cela forme une gradation : une progression ascendante. Si le massif évoque la pierre tombale fleurie, l’ombre évoque carrément le royaume des morts, les Enfers. |
Analyse ce passage :
(Les Amours Jaunes de Tristan Corbière, Le Crapaud, partie 3)
Un crapaud ! – Pourquoi cette peur,
Près de moi, ton soldat fidèle !
Vois-le, poète tondu, sans aile,
Rossignol de la boue… – Horreur ! –
| On trouve le mot « chant » en anaphore rhétorique au début de chaque strophe du sonnet, sauf ici, où on a un couac pour ainsi dire, au moment de l’apparition du crapaud. L’animal qui chante bien, traditionnellement, c’est le rossignol. Mais ici, c’est un rossignol de boue : c’est une antithèse qui oppose le ciel et la terre. Le lyrisme dégradé est lié à l’esthétique paradoxale que le poète souhaite créer. Le crapaud est aussi un animal bien présent dans la littérature : on le trouve dans des contes et dans des fabliaux. Il a mauvaise réputation, mais il n’est jamais complètement négatif. Au Moyen- ge par exemple, il était censé contenir une crapaudine, une pierre capable de soigner toutes les maladies. Dans les contes, le crapaud cache souvent un prince charmant. Cette apparition soudaine du crapaud s’inscrit donc dans une tradition littéraire qui cultive déjà le jeu avec le paradoxe. Cette intertextualité, et l’apparition soudaine du crapaud en plein milieu du sonnet va éveiller la curiosité du lecteur. Ce moment de basculement entre les quatrains et les tercets, c’est ce qu’on appelle la volta. Même si Tristan Corbière inverse la forme du sonnet, il respecte cette tradition. Il met en valeur l’apparition du crapaud dans une phrase nominale, exclamative. C’est du discours direct, c'est-à-dire que les paroles sont rapportées sans modifications. On retrouve aussi l’effet théâtral : « vois-le ! ». L’effet de surprise est soigneusement mis en scène par le poète. C’est d’ailleurs seulement dans ce quatrain que le dialogue se met réellement en place, avec un véritable échange : « pourquoi cette peur ». La situation d’énonciation est révélée au fur et à mesure. Il s’agit sans doute d’un couple d’amoureux, et c’est peut-être le poète lui-même, qui parle à la première personne et se présente comme un soldat fidèle, selon la tradition galante du chevalier servant. Il se montre protecteur « il n’y a pas de raison d’avoir peur, près de moi ». Mais ce n’est pas tout : la personne qui parle à la première personne essaye d’atténuer l’horreur du crapaud : il ne peut pas être dangereux, car c’est un poète. Déjà, cela prépare la révélation finale : le poète s’identifie au crapaud. Ce poète est défini par ce qui lui manque : tondu, il n’a pas de cheveux. On peut penser au mythe biblique de Samson et Dalila : Samson est un guerrier si puissant qu’il parvient à tuer un lion à main nues, mais il perd toute sa force quand Dalila lui coupe les cheveux dans son sommeil. Le crapaud permet de représenter un poète défini par sa faiblesse. Sans aile, entre en écho avec le « sans air » du premier vers. Et c’est bien sûr une référence à Baudelaire : le crapaud est moins encore que L’Albatros, dont les ailes symbolisent l’imagination. C’est un oiseau amputé. Le mot « aile » est mis cruellement au singulier, il n’a même pas une seule aile. Contrairement à Baudelaire, il n’y a rien de sublime dans ce poète : rossignol de la boue, il n’a pas de lien avec le ciel ou avec l’élévation. Il reste terre à terre. La prononciation va contribuer à cela. Pour respecter la métrique, on ne peut pas prononcer la diérèse classique, « po_ète », où chaque voyelle compte pour une syllabe. On est obligé de prononcer une synérèse, c'est-à dire les deux voyelles sur la même syllabe : « vois-le poète tondu, sans aile ». Le poète est ridiculisé, mais pas par les marins comme dans l’Albatros : par lui-même ! Il ne se prend pas au sérieux, c’est de l’autodérision, déjà on voit poindre la révélation finale : on se trouve devant un autoportrait. |
Analyse ce passage :
(Les Amours Jaunes de Tristan Corbière, Le Crapaud, partie 4)
… Il chante. – Horreur !! – Horreur pourquoi ?
Vois-tu pas son œil de lumière…
Non : il s’en va, froid, sous sa pierre.
Bonsoir – ce crapaud-là c’est moi.
| Le poète tente encore de défendre le crapaud : « il chante », sous entendu : comme un poète. Mais chaque argument agrave la réaction de sa compagne qui répète « Horreur !! » avec deux points d’exclamation cette fois (c’est un cas particulièrement rare dans la littérature). Cette gradation qui traverse les deux quatrains illustre bien l’incompréhension dont le poète est victime. Dernière tentative du poète pour défendre le crapaud : « vois-tu pas son œil de lumière ? » Mais il sait qu’il fait appel à un cliché littéraire ! Déjà dans dans la préciosité, les yeux sont le miroir de l’âme. Voilà pourquoi ça tombe à plat tout de suite, avec une négation très forte « non : il s’en va ». Si cette lumière existe, on ne la voit pas : le poète reste incompris jusqu’au bout. La musicalité de cette dernière strophe illustre bien le lyrisme dégradé qui traverse tout le poème. La répétition du mot « horreur » crée un jeu d’écho, avec l’allitération en R qui illustre la peur de la compagne. Le mot « lumière » est aussitôt transformé à la rime en « pierre » avec l’insistance de la préposition « sous ». C’est une esthétique qui évoque le monde des morts, mais sans aucune trace de sublime. On peut penser au mythe d’Orphée : le poète capable de faire pleurer les pierres avec son chant, il sera l’un des rares à descendre aux Enfers et à en revenir. Tout comme Hercule, Thésée, Ulysse, Énée, Er le Pamphylien, euh… oui en fait ils sont plutôt nombreux à revenir des enfers dans la mythologie ! Mais bon, en tout cas, le crapaud quant à lui, il reste froid, pas vraiment vivant, pas vraiment mort, enterré vivant, pratiquement lui-même métamorphosé en pierre. C’est une esthétique qui ne fait référence à la mythologie que pour refuser l’héroïsme et le sublime. La révélation finale est orchestrée par des mouvements, et une mise en scène pratiquement théâtrale qui ménage ses effets. Le verbe « voir » à l’impératif est répété une deuxième fois en tête de vers : les personnages se déplacent. Le crapaud également « il s’en va » c’est pratiquement une poursuite. En fait, le poème est construit comme une devinette qui attise la curiosité du lecteur. Typographiquement, les points de suspension séparent le dernier vers, et retardent la solution de l’énigme. D’ailleurs, le mot « pourquoi » est répété au début de chaque quatrain, et on retrouve à la fin le son OA à chaque vers : « pourquoi … vois-tu pas … froid … c’est moi » c’est intéressant, parce que la voix du poète devient progressivement similaire au coassement du crapaud, et le « c’est moi » final est comme une métamorphose accomplie. C’est certainement cette métamorphose qui explique la déstructuration de la syntaxe, et l’oubli de l’adverbe de négation « Vois-tu pas ». La révélation finale est mise en valeur avec une tournure emphatique « ce crapaud-là, c’est moi ». Cela correspond à la solution de la petite énigme : le poète, la première personne du singulier qui s’exprime depuis le début, le crapaud et les différents pronoms qui le désignent ne font qu’un. C’est aussi la pointe que l’on attend traditionnellement dans un sonnet. C’est pratiquement une chute comme dans une nouvelle, qui invite à relire le poème pour voir se dessiner l’autoportrait du poète incompris. Dans cette fin de poème, il n’y a pas de morale, seulement un certain état d’esprit d’humilité et de résignation devant la fatalité. En toute simplicité, le poète prend congé « Bonsoir » : il accepte la solitude. On peut d’ailleurs se demander à quoi correspond le dernier tiret, puisque manifestement c’est la même personne qui parle avant et après… |
Analyse ce passage :
(La femme gelée de Annie Ernaux, Ces questions si naturelles, partie 1)
Et toujours ces questions si naturelles, anodines en apparence, ça marche toujours avec lui ? Est-ce que tu comptes te marier ? La désolation de mes parents devant une situation incertaine, « on aimerait bien savoir où ça va te mener tout ça ». Obligé que l'amour mène quelque part. Leur peine sourde aussi.
| Comment sont exprimées les injonctions de la société ? • Le passage commence par deux questions « ça marche toujours … ? » et « tu comptes te marier ? » En fait il faut les traduire par des injonctions : fais en sorte que ça dure assez pour construire un mariage solide ! Ce qu’elle traduit plus loin par « liquider ma liberté ». • Le lien logique « Et » commence la phrase, imitant d’emblée les questions qui s’accumulent : la première est déjà de trop ! • Les paroles sont rapportées sous la forme de discours direct libre « tu comptes te marier » c’est au lecteur de restituer les guillemets. ⇨ Ce sont des discours ambiants, répétées indistinctement par différentes personnes de l’entourage, qui véhiculent des présupposés. Quels sont les présupposés cachés dans ces discours ? • On retrouve la métaphore liée au mouvement dans l’expression courante : « ça marche toujours ». Le mariage vient au bout d’un chemin unique, sans détours. • Le verbe de mouvement « mener » revient deux fois avec le CC de lieu « quelque part ». On entend le présent de vérité général de la sagesse populaire « l’amour mène quelque part ». • Ce verbe « mener » esquisse en plus une personnification de l’amour comme un berger conduisant des moutons. L’allégorie traditionnelle de l’amour est implicitement moquée. ⇨ La narratrice n’obéit pas à ces injonctions implicites de la société, elle les dénonce, notamment à travers le conflit avec ses parents. Comment est représenté ce conflit avec ses parents ? • La préposition « devant » construit une métaphore : la « situation incertaine » est comme un mur auquel se heurtent les parents, il bloque le scénario qu’ils voudraient dérouler. • Le conditionnel « on aimerait » laisse le scénario des parents à l’état de souhait non réalisé. • Les éléments de conflit sont personnifiés : cette « peine sourde » n’écoute pas. ⇨ Ce passage annonce une véritable analyse sociologique, un phénomène culturel et social qu’il convient de démonter. Comment la narratrice nous fait-elle voir ces mécanismes ? • Le point de vue est interne : la narratrice n’a pas accès aux pensées des autres, mais elle analyse leurs intentions « anodines en apparence » : elle décèle ce qui se cache sous les discours. • En tête d’une phrase averbale, l’émotions de ses parents, qu’elle constate « leur désolation » à quoi s’ajoute « leur peine sourde aussi ». • La première personne du singulier s’oppose au pronom indéfini « on » qui représente les parents mais d’une manière générale, tous ceux qui alimentent ce scénario contraignant. ⇨ La narratrice observe les réactions de ses parents, et les relie à des phénomènes sociaux de plus grande ampleur. |
Analyse ce passage :
(La femme gelée de Annie Ernaux, Ces questions si naturelles, partie 2)
Ce serait tellement plus agréable, plus tranquille pour eux de voir se dérouler l'histoire habituelle, les faire-part dans le journal, les questions auxquelles on répond avec fierté, un jeune homme de Bordeaux, bientôt professeur, l'église, la mairie, le ménage qui se "monte", les petits-enfants. Je les prive des espérances traditionnelles.
| Comme le scénario idyllique est-il retracé ? • L’ordre est chronologique : cela commence par « un jeune homme de Bordeaux » et se termine avec « les petits enfants ». • Ce scénario est consolidé par des présents de vérité générale « les questions auxquelles on répond fièrement ». • Les sentiments qui encadrent ce scénario sont mélioratifs « agréable, tranquille, fierté ». ⇨ La narratrice décrit un scénario qui est justement celui qu’elle ne suit pas : elle décrit un conflit. Comment s’exprime le conflit dans ce deuxième mouvement ? • La première personne « je » s’oppose au pronom indéfini « on » qui englobe les gens d’une manière générale. • Le présentatif et le conditionnel présentent d’emblée ce scénario comme une possibilité non réalisée « ce serait ». • Le présent d’énonciation « je les prive » (la réalité présente) s’oppose frontalement à l’infinitif (l’action n’est pas actualisée) « se dérouler ». ⇨ La narratrice est en conflit avec ce scénario idyllique, elle travaille à le discréditer. Comment la narratrice montre-t-elle sa distance ironique ? • Sur un ton oral un peu désinvolte, les adverbes intensifs constituent un euphémisme « plus agréable, plus tranquille » (figure d’atténuation) car ils représentent en fait l’angoisse exagérée de ses parents. • Le verbe « monter » est entre guillemets : l’autrice emprunte le vocabulaire des autres. • Ce verbe « monter » est plus approprié pour une entreprise ou un bâtiment, l’amour ressemble à un jeu de construction. ⇨ La narratrice s’amuse à saper les métaphores convenues qui entourent ce scénario conventionnel. Comment se traduit cette mise à distance implicite ? • L’énumération d’images d’épinal « l’église, la mairie, le ménage » donne en raccourci une vie banale et ennuyeuse • L’expression courante « se dérouler » donne implicitement l’image d’un rouleau où tout est déjà écrit, impossible de bifurquer. Il n’a pas de sujet : c’est un verbe pronominal. • L’adverbe « bientôt » montre aussi le déroulement inéluctable des événements tels qu’ils sont désirés par les parents. ⇨ Ce texte autobiographique exprime une véritable résistance à l’égard de scénarios implicites que la société impose aux femmes. |
Analyse ce passage :
(La femme gelée de Annie Ernaux, Ces questions si naturelles, partie 3)
L'affolement de ma mère quand elle apprend, tu couches avec, si tu continues tu vas gâcher ta vie. Pour elle, je suis en train de me faire rouler, des tonnes de romans qui ressortent, filles séduites qu'on n'épouse pas, abandonnées avec un môme. Un combat tannant toutes les semaines entre nous deux.
| Comment est exprimé le conflit de la narratrice avec sa mère ? • L’ « affolement » de la mère est mis à distance, en tête de phrase. • Cette panique est restitué par la parataxe (phrases juxtaposées) au discours direct libre, sans guillemets « tu couches avec, si tu continues, tu vas gâcher ta vie ». • Les questions de la mère reviennent de manière incessante « toutes les semaines ». • C’est une métaphore : un « combat tannant ». Cette image évoque le cuir que l’on assouplit pour en faire un sac, un tapis. ⇨ La narratrice représente un conflit où chacun campe sur ses positions. Comment se traduit cette opposition très forte ? • À côté du scénario traditionnel idyllique, apparaît un autre scénario-catastrophe, menaçant, qui commence par « je suis en train de me faire rouler … jusqu’à abandonnées avec un môme. » • La négation « qu’on n’épouse pas » révèle bien qu’il s’agit d’un scénario construit en négatif sur l’autre. • Avec humour, l’expression « se faire rouler » vient s’opposer au verbe « dérouler » du scénario féminin traditionnel idyllique. ⇨ La narratrice ne dénonce donc pas un scénario, mais deux, un positif, et l’autre négatif. En quoi ce deuxième scénario constitue une menace ? • Les participes passés résonnent comme une sanction, conséquence présentes de fautes passées « séduites, abandonnées ». • Le pronom indéfini « on n’épouse pas » jour sur l’archétype du méchant des contes de fées, le grand méchant loup, le croque mitaine. • Le pronom indéfini et le présent de vérité générale « qu’on n’épouse pas » font de ce scénario-catastrophe une sorte d’archétype solide dans l’inconscient collectif. ⇨ Comment s’exprime ce passage des angoisses de sa mère, à un phénomène collectif ? Comment s’exprime la dimension collective de ce phénomène ? • Le CC « pour elle » touche à l’énonciation, il précise que c’est un point de vue qu’elle ne partage pas, qu’elle met à distance. • Cependant, les pluriels insistants montrent que c’est une idée répandue « tonnes de romans … filles séduites ». • Derrière la mère de la narratrice se cache une Madame Bovary, qui elle aussi est nourrie de romans. • Les romans semblent avoir une vie autonome, ils « ressortent » dans les discours des parents. On devine que le cinéma participe également. ⇨ Annie Ernaux accuse la culture, et notamment la littérature de nous conditionner mentalement et culturellement. |
Analyse ce passage :
(La femme gelée de Annie Ernaux, Ces questions si naturelles, partie 4)
Je ne sais pas encore qu'au moment où l'on me pousse à liquider ma liberté, ses parents à lui jouent un scénario tout aussi traditionnel mais inverse, « tu as bien le temps d'avoir un fil à la patte, ne te laisse pas mettre le grappin dessus ! », bien chouchoutée la liberté des mâles.
| Comment est introduit ce troisième scénario ? • La négation « je ne sais pas encore » vient introduire un dernier scénario, celui qu’on sert aux hommes. Il complète et s’oppose à celui des femmes « ne te laisse pas mettre le grappin dessus. » • Le lien d’opposition « mais » présente bien un discours en miroir. • Le CC de temps souligne la simultanéité des deux discours « au moment où l’on me pousse ». Les parents de son compagnon ont un discours qui est en miroir. ⇨ Ce passage révèle la dimension véritablement féministe de ce passage, qui dénonce une injustice flagrante. Comment la narratrice partage-t-elle son indignation ? • Le vocabulaire ironique, avec l’adverbe intensif « bien chouchoutée ». • Les hommes sont désormais « des mâles », désignés avec ironie par leur différence biologique. • Le verbe « liquider » est particulièrement violent, il s’agit pour ainsi dire d’un crime collectif. • La notion de liberté prend une dimension presque allégorique en cette fin de passage : la liberté de la narratrice est « liquidée » comme un nuisible tandis que que la « liberté des mâles » est « chouchoutée » comme un petit animal fragile. ⇨ La narratrice met en valeur des différences extrêmes et des enjeux fondamentaux : la femme gelée est une femme sans liberté. Comment est finalement dénoncée l’atteinte à sa liberté des femmes ? • Le verbe d’action « pousser » est concret : on exerce sur elle une contrainte physique, sur son corps autant que sur son esprit. • Le vocabulaire du théâtre « jouer un scénario » mobilise l’image baroque du theatrum mundi (le monde est un théâtre où nous jouons un rôle). La femme gelée est comme une marionette entre les mains d’un scénariste omniprésent et omnipotent. • La doxa est représentée par le pronom indéfini « on me pousse » ce sont les autres d’une manière générale, qui s’opposent à la première personne (seule contre tous). ⇨ Le témoignage autobiographique cache ainsi une analyse très fine des mécanismes sociaux et culturels qui limitent la liberté des femmes dans une société qui se veut pourtant progressiste. |
Analyse ce passage :
(Madame Bovary de Flaubert, de l’incipit, partie 1)
Nous étions à l'Étude, quand le Proviseur entra suivi d'un nouveau habillé en bourgeois et d'un garçon de classe qui portait un grand pupitre. Ceux qui dormaient se réveillèrent, et chacun se leva comme surpris dans son travail.
Le Proviseur nous fit signe de nous rasseoir ; puis, se tournant vers le maître d'études :
— Monsieur Roger, lui dit-il à demi-voix, voici un élève que je vous recommande, il entre en cinquième. Si son travail et sa conduite sont méritoires, il passera dans les grands, où l'appelle son âge. | C’est le tout début du roman, nous sommes plongés dans le monde de l’école, ce qui est totalement en décalage avec le titre, Flaubert surprend son lecteur qui attendait l’histoire d’une femme. Certains mots possèdent des majuscules : “Étude” et Proviseur” ce respect exagéré pour les institutions et la hiérarchie, c’est une première marque d’ironie de Flaubert à l’égard des clichés ! D’autres mots ont une typographie en italique “un nouveau”, “les grands” il s’agit ici de mettre en valeur le vocabulaire employé par les enfants, que Flaubert met aussi à distance. “Ceux qui dormaient se réveillèrent, et chacun se leva comme surpris dans son travail” Ici le narrateur fait un trait d’humour potache : le lecteur commence à penser que celui qui raconte l’histoire est bien un élève de la classe. Les pronoms personnels utilisés semblent confirmer cette hypothèse : “Nous étions à l’étude” et “le proviseur nous fit signe de nous rasseoir” la première personne du pluriel semble bien correspondre aux élèves de la classe. Le lecteur serait en droit de penser qu’il vient de commencer un roman d’apprentissage. Mais Flaubert prend un malin plaisir à jouer avec ses attentes. Par exemple, il ne nous donne pas le nom du garçon, qui reste “un nouveau”. Par contre, il nous donne le nom du maître d’études “Monsieur Roger” alors que ce personnage n’a aucune importance pour la suite. Dans un autre roman, Le Rouge et le Noir de Stendhal, le personnage principal est recommandé pour ses aptitudes en latin, et pour sa grande sensibilité. On est dans le schéma du Héros romantique. Ici pas du tout « si son travail est méritoire, il passera dans les grands, où l’appelle son âge » Charles Bovary commence par être sous-classé. C’est plutôt un anti-héros. |
Analyse ce passage :
(Madame Bovary de Flaubert, de l’incipit, partie 2)
Resté dans l'angle, derrière la porte, si bien qu'on l'apercevait à peine, le nouveau était un gars de la campagne, d'une quinzaine d'années environ, et plus haut de taille qu'aucun de nous tous. Il avait les cheveux coupés droit sur le front, comme un chantre de village, l'air raisonnable et fort embarrassé. Quoiqu'il ne fût pas large des épaules, son habit-veste de drap vert à boutons noirs devait le gêner aux entournures et laissait voir, par la fente des parements, des poignets rouges habitués à être nus. Ses jambes, en bas bleus, sortaient d'un pantalon jaunâtre très tiré par les bretelles. Il était chaussé de souliers forts, mal cirés, garnis de clous. | voici maintenant la description de notre personnage ! Mais il y a un problème de point de vue. En effet le garçon se trouve “derrière la porte” : si le narrateur est un élève de la classe, il a le don de voir à travers les murs ! Le langage utilisé laisse croire que c’est un élève qui parle : “le nouveau” … “c’était un gars”. Mais parfois les tournures sont beaucoup plus évoluées, avec notamment un subjonctif : “quoiqu’il ne fût pas large des épaules”. Au tout début, on nous a dit que le nouveau était “habillé en bourgeois”. Toute la description vient casser l’image qu’on a pu s’en faire avec cette indication. On apprend que le garçon vient “de la campagne”. Il n’a pas l’habitude de ces habits : il a “des poignets rouges habitués à être nus”. Les habits ne sont pas si riches que ça : le pantalon est “jaunâtre”. Le suffixe “-âtre” est dépréciatif. Les souliers sont “mal cirés”. En plus, les éléments du costume sont dépareillés et inadaptés. “son habit-veste … devait le gêner aux entournures” la veste est trop petite. Un pantalon “très tiré par les bretelles”, c'est-à-dire qu’il est trop grand. Ses efforts pour donner bonne impression sont soldés par un échec. “Plus haut de taille qu’aucun de nous tous”, il est différent des autres élèves. Donc, ce qui caractérise Charles Bovary dès le début, c’est le décalage : il est plein de bonne volonté mais il ne parvient pas à faire bonne impression : il est du côté de la déception. |
Analyse ce passage :
(Madame Bovary de Flaubert, de l’incipit, partie 3)
On commença la récitation des leçons. Il les écouta de toutes ses oreilles, attentif comme au sermon, n'osant même croiser les cuisses, ni s'appuyer sur le coude, et, à deux heures, quand la cloche sonna, le maître d'études fut obligé de l'avertir, pour qu'il se mît avec nous dans les rangs.
Nous avions l'habitude, en entrant en classe, de jeter nos casquettes par terre, afin d'avoir ensuite nos mains plus libres ; il fallait, dès le seuil de la porte, les lancer sous le banc, de façon à frapper contre la muraille en faisant beaucoup de poussière ; c'était là le genre.
Mais, soit qu'il n'eût pas remarqué cette manœuvre ou qu'il n'eût osé s'y soumettre, la prière était finie que le nouveau tenait encore sa casquette sur ses deux genoux. | De petites anecdotes confirment ce que la description laissait deviner : “n’osant croiser les cuisses ni s’appuyer sur le coude” Charles Bovary a une attitude très rigide, en contraste avec les autres élèves. “attentif comme au sermon” : on imagine un enfant passif et béat, il essaye de faire bonne impression, mais c’est raté, car en fait il ne comprend rien à ce qui se passe “le maître d’étude fut obligé de l’avertir”. Pour la deuxième anecdote, celle des casquettes, c’est la même chose “Soit qu’il n’eût pas remarqué cette manœuvre ou qu’il n’eût osé s’y soumettre...” Vous voyez cette structure syntaxique ? Ce sont deux hypothèses accablantes pour expliquer le comportement de Charles Bovary. C’est soit de la stupidité, soit de la lâcheté. Mais Flaubert se moque aussi des élèves : “Nous avions l’habitude de jeter nos casquettes” La première personne du pluriel, le mot “habitude”, montrent bien que c’est un comportement grégaire. “il fallait, dès le seuil de la porte les lancer sous le banc”. La tournure impersonnelle révèle que c’est une injonction sociale. “c’était là le genre” : l’immaturité du narrateur est perceptible dans ses paroles. Ce qui est très fort, c’est que Flaubert parvient à se moquer de son narrateur justement en lui laissant la parole. C'était une de ces coiffure d'ordre composite, où l'on retrouve les éléments du bonnet à poil, du chapska du chapeau rond, de la casquette de loutre et du bonnet de coton, une de ces pauvres choses, enfin, dont la laideur muette a des profondeurs d'expression comme le visage d'un imbécile. Ovoïde et renflée de baleines, elle commençait par trois boudins circulaires ; puis s'alternaient, séparés par une bande rouge, des losanges de velours et de poils de lapin ; venait ensuite une façon de sac qui se terminait par un polygone cartonné, couvert d'une broderie en soutache compliquée, et d'où pendait, au bout d'un long cordon trop mince, un petit croisillon de fils d'or, en manière de gland. Elle était neuve ; la visière brillait. Vous vous souvenez que jusqu’ici, le narrateur employait “nous” (“Nous étions à l’Étude”, et “Nous avions l’habitude”). Voici maintenant le pronom indéfini “on”, qui est beaucoup plus flou. “C'était une de ces coiffures d'ordre composite, où l'on retrouve les éléments du bonnet à poil”. Qui désigne ce “on” ? Toutes les personnes qui ont déjà vu ce genre de coiffure d’ordre composite. C'est-à-dire euh… personne. Ce qui est très drôle, c’est que Flaubert fait semblant de croire que c’est une évidence : “vous savez, là, une de ces coiffures... Mais si... composite et tout”. La casquette est à mettre en parallèle avec la description de Charles. C’est une accumulation de formes improbables : ovoïde, boudins circulaires, bandes, losanges, polygones… Comme les habits de Charles, cette casquette en fait trop, mais sans atteindre son but. Elle est aussi du côté de la déception. Certaines expressions nous laissent penser que la casquette symbolise Charles lui-même, comme une métonymie* du |
Analyse ce passage :
(Madame Bovary de Flaubert, de l’incipit, partie 4)
— Levez-vous, dit le professeur.
Il se leva ; sa casquette tomba. Toute la classe se mit à rire.
Il se baissa pour la reprendre. Un voisin la fit tomber d'un coup de coude, il la ramassa encore une fois.
— Débarrassez-vous donc de votre casque, dit le professeur, qui était un homme d'esprit.
Il y eut un rire éclatant des écoliers qui décontenança le pauvre garçon, si bien qu'il ne savait s'il fallait garder sa casquette à la main, la laisser par terre ou la mettre sur sa tête. Il se rassit et la posa sur ses genoux. | C’est maintenant une mise en scène comique : “Il se leva ; sa casquette tomba” c’est presque un jeu théâtral, un lazzi, avec un accessoire. “Il se rassit et la posa sur ses genoux” c’est absurde car il retourne à la case départ. “il la ramassa encore une fois” crée le comique de répétition. Cette scène obéit exactement à la définition que le philosophe Bergson fait du Rire : « Les attitudes, gestes et mouvements du corps humain sont risibles dans l'exacte mesure où ce corps nous fait penser à une simple mécanique. » Avez-vous vu ? Flaubert intervient un bref instant, ce qui est assez rare pour être souligné ! “Le pauvre garçon” il se montre empathique avec Charles, ce qui a pour effet de mettre en évidence la cruauté des autres personnages. “Il y eut un rire éclatant des écoliers” cette fois ce n’est plus les pronoms personnels “nous” et “on”, mais une tournure impersonnelle : clairement, le narrateur prend ses distances avec le rire des enfants. Le professeur aussi est ridiculisé : “Débarrassez-vous donc de votre casque, dit le professeur, qui était un homme d’esprit.” Flaubert souligne ironiquement qu’appeler “casque” une casquette est loin d’être un bon mot d’esprit ! On pourrait presque dire que la subordonnée “qui était un homme d’esprit” est en fait un discours rapporté indirect libre* des pensées du professeur, ce qui crée un effet particulièrement moqueur. Je n’ai pas encore commenté : “un voisin la fit tomber d’un coup de coude”. Cette mécanique et cette cruauté rappellent le schéma du roman dans son ensemble : Charles va perdre l’estime de sa femme, la récupérer et la perdre à nouveau. Cette scène est beaucoup plus révélatrice qu’il n’y paraît. |
Analyse ce passage :
(Madame Bovary de Flaubert, de l’incipit, partie 5)
— Levez-vous, reprit le professeur, et dites-moi votre nom.
Le nouveau articula, d'une voix bredouillante, un nom inintelligible.
— Répétez !
Le même bredouillement de syllabes se fit entendre, couvert par les huées de la classe.
— Plus haut ! cria le maître, plus haut !
Le nouveau, prenant alors une résolution extrême, ouvrit une bouche démesurée et lança à pleins poumons, comme pour appeler quelqu'un, ce mot : Charbovari. | Jusqu’ici, nous ne savons pas encore le nom du personnage principal. Flaubert prend un malin plaisir à retarder le moment de la révélation. D’abord il y a “la récitation des leçons” puis, “à deux heures, quand la cloche sonna” et nous avons ensuite “la prière”. Enfin seulement le professeur pense à demander : “Levez-vous et dites-moi votre nom”. Mais là encore, notre curiosité ne sera pas satisfaite car le nom est “inintelligible” ! Le verbe “bredouiller” est utilisé deux fois. Le maître d’études exprime l’exaspération du lecteur en disant : “Répétez !” “Le nouveau prenant alors une résolution extrême … lança à plein poumons, comme pour appeler quelqu’un, ce mot : Charbovari”. Est-ce que vous voyez comment Flaubert utilise les compléments circonstanciels pour retarder encore le moment de révélation ? Mais même au dernier moment, nous n’avons pas clairement un nom et un prénom. “Ce mot”, semble indépendant du personnage qui le prononce “comme pour appeler quelqu’un”. En faisant le rapprochement avec le titre, le lecteur est en mesure de deviner que ce personnage est le futur mari de Madame Bovary. Ce fut un vacarme qui s'élança d'un bond, monta en crescendo, avec des éclats de voix aigus (on hurlait, on aboyait, on trépignait, on répétait : Charbovari ! Charbovari !), puis qui roula en notes isolées, se calmant à grand-peine, et parfois qui reprenait tout à coup sur la ligne d'un banc où saillissait encore çà et là, comme un pétard mal éteint, quelque rire étouffé. Les élèves sont désormais toujours désignés comme un ensemble aux contours indéfinis “les huées de la classe” voire même de manière complètement impersonnelle “ce fut un vacarme”. Les verbes utilisés donnent à voir comme une meute de chiens : “on hurlait, on aboyait, on trépignait, on répétait”. Le professeur quant à lui est complètement dépassé par cette hystérie collective. Au lieu de ramener le calme, il va dans le même sens que les enfants, en répétant “plus haut, plus haut”. Il est lui-même entraîné dans ce mouvement de délire général. Le passage commence avec l’arrivée de Charles, annoncée “à demi-voix”. Plus loin nous avons, au singulier, “un rire éclatant des écoliers”. À la fin, cela devient “les huées de la classe”, et “des éclats de voix aigus” au pluriel. Ce vacarme est personnifié avec le verbe “bondir”. Nous assistons à son gonflement progressif, notamment avec le mot “crescendo”. En plus, le verbe “rouler” met en place une métaphore qui compare le rire à des vagues, comme une force de la nature. Il y a en effet chez Flaubert un rire dyonisiaque, c'est-à-dire un rire lié aux pulsions animales : “on hurlait, on aboyait, on trépignait, on répétait : charbovari, charbovari”. La prononciation du mot enivrant, ”charbovari” répété comme une écholalie, illustre cette pulsion. Et pourtant ce rire est esthétisé avec des termes musicaux « crescendo » (l.55) « notes isolées » (l.55). Cela représente en effet la transformation opérée par l’écriture de Flaubert. Mais son retour mécanique, et la cruauté de la réalité en font aussi un rire de désespoir et de mise à distance. C’est d’ailleurs dans un rire qu’Emma Bovary mourra : “un rire atroce, frénétique, désespéré”. |
Analyse ce passage :
(Madame Bovary de Flaubert, La rencontre avec Charles, partie 1)
Il arriva un jour vers trois heures ; tout le monde était aux champs ; il entra dans la cuisine, mais n’aperçut point d’abord Emma ; les auvents étaient fermés. Par les fentes du bois, le soleil allongeait sur les pavés de grandes raies minces, qui se brisaient à l’angle des meubles et tremblaient au plafond. Des mouches, sur la table, montaient le long des verres qui avaient servi, et bourdonnaient en se noyant au fond, dans le cidre resté. Le jour qui descendait par la cheminée, veloutant la suie de la plaque, bleuissait un peu les cendres froides. Entre la fenêtre et le foyer, Emma cousait ; elle n’avait point de fichu, on voyait sur ses épaules nues de petites gouttes de sueur. | Flaubert nous plonge dans le point de vue de Charles, regardez : « il arrive, il entre, il aperçut ». C’est Charles qui est le sujet des verbes d’action, nous nous contentons de le suivre et de voir à travers son regard. “on voyait” le pronom indéfini semble inclure à la fois Charles, le lecteur, et le narrateur. C’est une sorte de caméra en vue subjective. C’est ce qu’on appelle la focalisation interne : c’est à dire, interne à un personnage. De façon plus subtile, nous avons même accès aux pensées de Charles. Regardez les points virgule : ils ont la valeurs de liens logiques : “Il arriva vers trois heures, [c’est pourquoi, évidemment], tout le monde était aux champs [du coup] il entra dans la cuisine mais il n’aperçut point d’abord Emma [et d’ailleurs il constata avec déception] que les volets étaient fermés.” D’accord, j’en fait peut-être un peu trop, mais vous voyez l’idée : Charles était sensé venir sans but, sans arrière-pensée, en fait, cette ponctuation nous révèle qu’il n’attend qu’une chose : rencontrer Emma seul à seul. C’est pourquoi le complément circonstanciel de temps est aussi important “Un jour vers 3 heures” au milieu de l’après-midi, il est sûr de trouver la maison vide. On sait qu’Emma n’aide pas aux travaux des champs. « il n’aperçut point d’abord Emma » Le style de Flaubert nous donne plein d’indices. On devine la déception de Charles qui ne trouve pas Emma. Cependant, le mot “d’abord” révèle au lecteur uniquement ce que le personnage ne sait pas encore : Emma se trouve bien dans cette pièce. « Les auvents étaient fermés » ce détail du décor insiste sur les jeux de lumière et d’obscurité. Cela construit une ambiance d’intimité autour des deux amoureux qui vont se rencontrer pour la première fois loin du regard des autres. Cette ambiance presque romantique est construite par le regard de l’amoureux qui vient retrouver la jeune femme qui occupe ses pensées. Le lecteur de l’époque reconnaît immédiatement le lieu commun de l’entretien amoureux. Le regard de Charles est guidé par la lumière : « le soleil ... le jour … la fenêtre » sont comme des balises sur son parcours. En plus, ce sont les sujets de verbes d’action. « Le soleil allongeait », et « le jour descendait ». Charles est comme guidé par cette lumière : lui-même devient de plus en plus passif. Notre passage fonctionne sur un double contraste lumière / ombre, et haut / bas. Vous allez voir que ces oppositions sont filées à travers tout l’extrait. On passe des pavés au sol, aux angles des murs, au plafond. Mouvement ascendant. Les mouches montent le long des verres mais vont se noyer au fond. Et la lumière descend dans la cheminée : mouvement descendant. Ces mouvements illustrent en fait les émotions de Charles, les mouvements d’espoir et de déception : il vient pour voir Emma, il ne la trouve pas : déception, et finalement si, elle se trouve à côté de la fenêtre. Il est littéralement sur des montagnes russes ! Cette image figée de la femme penchée sur son ouvrage de couture, dans la lumière, c’est une vision romantique, qui fait penser à Pénélope, la femme d’Ulysse, attendant le retour de son mari. Emma ne porte pas de fichu, c’est à dire que ses cheveux sont dénoués, les épaules nues, la goutte de sueur, ce sont autant de détails |
Analyse ce passage :
(Madame Bovary de Flaubert, La rencontre avec Charles, partie 2)
Selon la mode de la campagne, elle lui proposa de boire quelque chose. Il refusa, elle insista, et enfin lui offrit, en riant, de prendre un verre de liqueur avec elle. Elle alla donc chercher dans l’armoire une bouteille de curaçao, atteignit deux petits verres, emplit l’un jusqu’au bord, versa à peine dans l’autre, et, après avoir trinqué, le porta à sa bouche. Comme il était presque vide, elle se renversait pour boire ; et, la tête en arrière, les lèvres avancées, le cou tendu, elle riait de ne rien sentir, tandis que le bout de sa langue, passant entre ses dents fines, léchait à petits coups le fond du verre. | On commence ce deuxième paragraphe avec un léger bond dans le temps : entre le moment où il l’aperçoit et celui où elle lui propose à boire, il y a ce qu’on appelle une ellipse temporelle. Cela renforce l’évidence des conventions, et cela accentue l’impression de silence : aucune parole n’est rapportée directement. D’ailleurs, leur échange de politesse : elle proposa … il refusa … elle insista, c’est du discours narrativisé : les verbes de parole suffisent à rendre explicite le dialogue. Encore une fois, ce sont les conventions “selon la mode de la campagne” qui rendent ces accélérations possibles. Les jeunes gens, gênés de se retrouver seuls, se raccrochent aux conventions pour éviter le silence. Dans ce jeu, Charles est totalement absent. C’est Emma qui fait tout. Elle « propose … insiste … offre » alors que Charles se montre excessivement poli en refusant. Emma est obligée de lui forcer la main. C’est ce qu’indique le lien logique donc : elle a décidé de le faire boire pour le mettre à l’aise. Elle sert son verre jusqu’au bord, tandis qu’elle-même en prend très peu. Ce déséquilibre entre les deux verres préfigure bien leur relation de couple, déséquilibrée elle aussi. On trouve ici un chiasme : cette figure de style consiste à mettre des éléments en miroir ou en balance dans une phrase, pour faire ressortir soit une similitude, soit une différence. Nous n’avons pas accès aux pensées d’Emma, mais nous pouvons essayer de décrypter son comportement. Gênée, elle surjoue la sensualité pour séduire Charles : elle rit, elle se renverse pour boire. D’ailleurs, on retrouve le point virgule qui signale le regard de Charles : c’est ce regard qui insiste sur les détails en multipliant les adjectifs. Les lèvres sont avancées, le cou est tendu, ses dents sont fines, manifestement, il meurt d’envie de l’embrasser. Mais justement, il ne se passe rien c’est peut-être ça le sens caché de « elle rit de ne rien sentir ». D’un point de vue extérieur au contraire, l’accumulation des verbes “passer entre les dents”, lécher à petits coups” révèle qu’Emma surjoue, elle prend la pose, c’est un cliché de la parade amoureuse, avec une femme qui est obligée de faire les efforts de séduction pour les deux. C’est justement ça le drame à venir de ce couple. D’ailleurs, je pense que le verre de curaçao annonce la mort finale d’Emma. C’est une liqueur de couleur bleue, qui rappelle la couleur bleue des cendres et le bocal bleu dans lequel elle trouvera l’arsenic qu’elle prendra pour se suicider. Sa manière exagérée de boire, suggère effectivement que ce couple s’épuisera jusqu’à la dernière goutte. |
Analyse ce passage :
(Madame Bovary de Flaubert, La rencontre avec Charles, partie 3)
Elle se rassit et elle reprit son ouvrage, qui était un bas de coton blanc où elle faisait des reprises ; elle travaillait le front baissé ; elle ne parlait pas, Charles non plus. L’air, passant par le dessous de la porte, poussait un peu de poussière sur les dalles ; il la regardait se traîner, et il entendait seulement le battement intérieur de sa tête, avec le cri d’une poule, au loin, qui pondait dans les cours. Emma, de temps à autre, se rafraîchissait les joues en y appliquant la paume de ses mains ; qu’elle refroidissait après cela sur la pomme de fer des grands chenets. | On retrouve le schéma narratif habituel de Flaubert, avec des hauts et des bas, des espoirs et des déceptions. Après le moment d’émotion forte, la discussion retombe, tous les mouvements sont descendant « elle se rassit et reprit son ouvrage », elle garde le « front baissé ». Charles ne fait rien, il est en miroir vis à vis d’elle « Charles non plus ». Son regard à lui aussi est baissé : il regarde les dalles. L’air, mis en valeur en tête de phrase, devient le thème principal des préoccupations de Charles. Le vide et le silence deviennent envahissants. La poussière « se traîne » c’est-à-dire que même ce qui est censé être léger, soudainement devient pesant. « Il entendait seulement » est une manière de souligner le silence. Malgré cette focalisation interne, impossible de savoir ce qu’il pense, ou même, s’il pense quelque chose, car on ne perçoit que “le battement intérieur de sa tête”. La tentation romantique est totalement évacuée, d’abord parce que le mot “coeur” est soigneusement évité, et ensuite parce qu’il est remplacé par le mot “poule” ce détail réaliste est vraiment le détail qui tue. Flaubert nous fait retomber dans la trivialité. Mais par ailleurs le lecteur perçoit les émotions d’Emma : « elle se rafraîchissait les joues ». Je crois que nous ne sommes plus, à ce moment-là, dans le point de vue de Charles, qui est trop absorbé par la contemplation du sol pour se rendre compte qu’Emma est prête à s’abandonner. Rendez-vous compte qu’elle est obligée de poser ses mains sur les chenets de la cheminée pour se rafraîchir le visage ! D’accord, le feu est éteint, mais symboliquement, les chenets sont normalement des objets brûlants. Flaubert nous annonce de manière à peine implicite qu’elle est plus chaude que la braise ! Je crois vraiment que ce moment est le moment du baiser manqué. C’est le drame de Charles, dont le mariage va dépérir justement à cause de son inaction. D’ailleurs, on retrouve encore une prolepse dans ce passage : Comme Charles ne lui parle pas, elle se concentre sur son ouvrage, un bas de coton blanc. De même à la fin du roman, comme Charles ne s’occupe pas d’elle, elle va compenser en achetant des robes. Et d’ailleurs, elle va s’endetter auprès de M. Lheureux, le tailleur, ce qui précipitera son suicide. La couture comme élément de substitution à sa relation avec Charles, c’est bien là un indice de sa déchéance future. Elle se plaignit d’éprouver, depuis le commencement de la saison, des étourdissements ; elle demanda si les bains de mer lui seraient utiles ; elle se mit à causer du couvent, Charles de son collège, les phrases leur vinrent. « Elle se plaignit ... elle demanda … elle se mit à causer » : c’est Emma qui fait la conversation, Charles est toujours en miroir : « Charles de son collège » le verbe de parole n’est pas utilisé pour lui. Cela donne une impression de vide de la conversation, qui porte sur la météo, sur la santé. Les préoccupations d’Emma pour sa santé préparent aussi la suite du roman. En effet, elle rencontre Léon, son premier amant, lors d’une visite rendue au pharmacien M. Homais. Plus tard encore, elle commettra l’adultère avec Rodolphe lors d’une promenade à cheval, justement recommandée pour sa santé. « les phrases leur vinrent » notre passage se termine avec une sorte de traveling arrière. Les deux amoureux dialoguent, mais nous ne savons pas ce qu’ils se disent. |
Analyse ce passage :
(Madame Bovary de Flaubert, Les Lectures d'Emma, partie 1)
Il y avait au couvent une vieille fille qui venait tous les mois, pendant huit jours, travailler à la lingerie. Protégée par l’archevêché comme appartenant à une ancienne famille de gentilshommes ruinés sous la Révolution, elle mangeait au réfectoire à la table des bonnes sœurs, et faisait avec elles, après le repas, un petit bout de causette avant de remonter à son ouvrage. | On a ici un personnage qui semble très secondaire, mais qui a un rôle très important dans la formation du caractère d'Emma Bovary. On apprend que la vieille lingère du couvent est une vieille fille. C'est à dire qu'elle ne s'est jamais mariée. L'air de rien, Flaubert va faire un portrait très ironique de cette vieille lingère. Regardez par exemple l'expression « brin de causette » c'est comme si d'un seul coup on entendait un expression utilisée par la vieille fille elle même : « J'aime bien faire un bout de causette avec les soeurs après le repas ». C'est ce qu'on appelle un discours indirect libre : une parole rapportée placée dans la narration, sans aucun indice pour l'annoncer. C'est un procédé très subtil qui est souvent utilisé par Flaubert pour se moquer de ses personnages. Qu'est-ce que cela nous apprend ? hé bien le « bout de causette » est une expression un peu ingénue, voire même un peu infantile. On dirait que cette personne est restée en enfance. Effectivement, on va réaliser rapidement que si elle ne s'est jamais mariée, c'est parce qu'elle vit toutes ses relations par procuration, à travers des romans à l'eau de rose. Comment est-elle arrivée dans le couvent ? « Protégée par l'archevêché » : de même ici, on voit qu'elle ne vient pas du monde extérieur, elle provient déjà d'un milieu très fermé. Ce n'est pas une femme du peuple. Elle provient d'une « ancienne famille de gentilshommes ruinés par la Révolution » C'est un personnage tout imprégné des valeurs de l'Ancien Régime, où les nobles n'avaient pas le droit de travailler par exemple. Obligée de travailler par nécessité, il n'est pas étonnant qu'elle vive dans la nostalgie d'une époque révolue, et qu'elle utilise les romans comme une manière d'échapper à sa réalité. Or, c'est cette personne qui est donnée aux jeunes filles comme seule modèle féminin extérieur au couvent. Jusqu'ici, Flaubert utilise un point de vue omniscient : le narrateur en sait plus que les personnages eux-mêmes. Il en profite pour faire une satire implicite de l'éducation des jeunes filles à son époque. Dans ces conditions, elles sont mal préparées à la vie en société, elles ne peuvent pas acquérir de sens critique et devenir des adultes responsables. Avec la deuxième personne du pluriel, on dirait qu'on entend les pensionnaires parler entre elles : « elle vous apprenait des nouvelles, elle faisait vos commissions » L'arrivée de la vieille fille est vécu comme un véritable événement. On perçoit bien l'agitation des jeunes filles dans la ponctuation : c'est le seul lien qu'elles ont avec le monde extérieur. D'ailleurs, les histoires de la vieille lingère sont une véritable évasion pour les jeunes pensionnaires : elles vont même « souvent » négliger leur travail puisqu'elles quittent l'étude. Pour la vieille fille aussi, c'est un moyen d'évasion. Elle chante « tout en poussant son aiguille », elle lit « dans les intervalles de sa besogne ». Les chansons et les livres la divertissent de son quotidien. Mais, ces activités vont avoir pour les jeunes filles le charme de l'interdit. La vieille lingère chante « à mi-voix » de façon confidentielle. Elle leur donne les livres « en cachette ». Dans ce monde très fermé et très austère du couvent, elle est comme la tentatrice qui leur apporte la pomme empoisonnée. On peut penser à la fée marraine, non pas malveillante, mais maladroite des contes de fée. En effet, Flaubert va nous montrer à quel point ces histoires sont, selon lui, un danger : « les chansons galantes du siècle passé » par définition, ce sont des histoires très éloignées de la réalité. Il utilise des articles indéfinis « des chansons … quelque roman » pour montrer qu'ils se valent tous, c'est une manière de les banaliser. |
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(Madame Bovary de Flaubert, Les Lectures d'Emma, partie 2)
Ce n’étaient qu’amours, amants, amantes, dames persécutées s’évanouissant dans des pavillons solitaires, postillons qu’on tue à tous les relais, chevaux qu’on crève à toutes les pages, forêts sombres, troubles du cœur, serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au clair de lune, rossignols dans les bosquets, messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne l’est pas, toujours bien mis, et qui pleurent comme des urnes.
| Flaubert nous fait ici, en se moquant, une grande énumération de ce qu'on peut trouver dans ces romans à l'eau de rose. Ce passage n'est qu'une seule grande phrase, une liste désordonnée. La tournure restrictive et l'utilisation systématique du pluriel banalisent toutes ces situations. Ce sont des clichés littéraires. Flaubert était très fort pour repérer les clichés, d'ailleurs, il va rédiger toute sa vie un dictionnaire des idées reçues, ou il les classe par ordre alphabétique. Dans les romans, on trouve des situations incroyables, des émotions, des aventures, etc. Mais à force d'être exploitées, elles n'ont plus rien d'extraordinaire. Ainsi, les dames persécutées représentent le cliché de l'innocence-déshonorée-par-le-vice dans les romans noirs. Les forêts sombres représentent bien les lieux tourmentés de prédilection des romantiques. On peut penser aux méditations poétiques de Lamartine où les paysages représentent les états d'âme du poète. L'énumération commence avec des éléments très courts « amours, amants, amantes » puis ce sont des propositions entières « dames s'évanouissant ... postillons qu'on tue ... chevaux qu'on crève » et enfin, ce sont des propositions qui incluent elles-mêmes d'autres énumérations « des messieurs ... qui pleurent comme des urnes » Cela donne une impression de bric-à-brac, c'est le bazar du sentimentalisme. Flaubert donne cette impression notamment en mélangeant ce qui est humain, animal, et objet. Les messieurs sont comparés à la fois à des lions, des agneaux, et des urnes. En plus, il mélange des animaux qui n'ont rien à voir ensemble. Les héros de roman nous apparaissent donc comme des chimères, des animaux mythologiques qui n'ont aucun rapport avec la réalité. En fait, ce que Flaubert dénonce, en tant qu'écrivain réaliste, c'est l'invraisemblance. Malgré leurs aventures, ils sont toujours bien mis. C'est la critique qu'on fait souvent aujourd'hui aux films hollywoodiens, malgré les cascades, le héros reste toujours bien coiffé. La vertu est ici mise sur le même plan que l'élégance, comme si la droiture morale découlait de la beauté physique. Les lectrices rêvent d'amants et de serments… Elles deviennent alors des proies faciles pour les beaux parleurs. « vertueux comme on ne l'est pas » ce présent de vérité générale, ici, contient toute la force du réalisme défendu par l'écrivain, c'est Flaubert lui-même qui s'exprime directement pour nous mettre en garde. En effet, Emma Bovary se laissera justement séduire par un beau parleur, Rodolphe, qui l'abandonnera. On voit bien comment se met en place ici une prolepse. Ainsi, Flaubert se moque principalement de l'invraisemblance : « chevaux qu'on tue à tous les relais, qu'on crève à toutes les pages ». Flaubert banalise ces situations. Ce n'est plus le sublime sacrifice des messagers prêts à donner leur vie pour délivrer une missive... Il est beaucoup plus difficile de donner l'impression de la réalité. Flaubert dénonce la facilité et le danger du sentimentalisme excessif dans les romans. Il vise en particulier le registre pathétique : les discours qui cherchent à tout prix à émouvoir le lecteur. On retrouve le champ lexical de la douleur « troubles, sanglots, larmes, pleurer » comme une ritournelle vidée de son sens. C'est encore une prolepse : le goût morbide d'Emma pour le drame et la mélancolie vont expliquer en partie son suicide final. |
Analyse ce passage :
(Madame Bovary de Flaubert, Les Lectures d'Emma, partie 3)
Pendant six mois, à quinze ans, Emma se graissa donc les mains à cette poussière des vieux cabinets de lecture. Avec Walter Scott, plus tard, elle s’éprit de choses historiques, rêva bahuts, salle des gardes et ménestrels. Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces châtelaines au long corsage, qui, sous le trèfle des ogives, passaient leurs jours, le coude sur la pierre et le menton dans la main, à regarder venir du fond de la campagne un cavalier à plume blanche qui galope sur un cheval noir. | Flaubert est très dur à l'égard de ces livres d'un autre temps : « la poussière des vieux cabinets de lecture ». Ce n'est pas de la littérature. C'est un monde ancien qui n'existe plus, tombé en poussière. Dans ce passage, Flaubert vise en particulier les romans historiques, à travers un écrivain représentatif, Walter Scott. Il a notamment écrit Ivanhoé, un roman qui donne une vision romancée du Moyen ge. Le mot « chose » employé par Flaubert est révélateur : en fait, l'Histoire est surtout un prétexte pour se complaire dans de belles images qui n'ont aucune vérité historique : les ménestrels, le trèfle des ogives, la châtelaine au long corsage, etc. Petit à petit, on est entré dans le point de vue d'Emma : « elle s'éprit, elle rêva, elle aurait voulu vivre » C'est ce qu'on appelle la focalisation interne : nous avons accès à la subjectivité d'un personnage. On trouve bien dans notre passage les aspirations naïves de la jeune fille. Cette naïveté est rendue visible notamment dans l'attitude figée des châtelaines qui passent leurs jours le coude sur la pierre et le menton dans la main. En fait, Emma se fait une une idée poétique du Moyen ge, à partir d'une illustration, d'une image figée : on est loin d'une documentation sérieuse. Ce sont aussi uniquement des valeurs de l'aristocratie : la châtelaine, oisive, attend son cavalier. À cet égard, les symboles sont trompeurs : faut-il avoir une plume blanche pour être vertueux ? Faut-il un cheval noir pour être courageux ? Le prince charmant attendu par Emma est très éloigné de son mari ou de ses amants. Charles est amoureux d'elle, il est honnête mais il est plat et sans intérêt. Léon est un personnage faible et immature, Rodolphe est à la fois cynique et vulgaire. Elle « aurait voulu vivre dans quelque manoir » Ce conditionnel est cruel, car il illustre tout l'écart entre les rêves d'Emma et la réalité. D'une certaine manière, ce conditionnel explique le destin tragique d'Emma. Notre passage montre bien la naissance du bovarysme : cette nostalgie maladive pour un monde romanesque imaginaire que madame Bovary essaiera de retrouver tout au long du roman. Mais contrairement à la vieille lingère, cela ne l'aidera pas à vivre dans la réalité, au contraire, cela va rendre sa chute plus douloureuse encore. |
Analyse ce passage :
(Madame Bovary de Flaubert, Dialogue avec Rodolphe, partie 1)
Puis elle avait d'étranges idées :
— Quand minuit sonnera, disait-elle, tu penseras à moi !
Et, s'il avouait n'y avoir point songé, c'étaient des reproches en abondance, et qui se terminaient toujours par l'éternel mot :
— M'aimes-tu ?
— Mais oui, je t'aime ! répondait-il.
— Beaucoup ?
— Certainement !
— Tu n'en as pas aimé d'autres, hein ?
— Crois-tu m'avoir pris vierge ? S’exclamait-il en riant. | Ce dialogue nous montre l'écart qui se creuse entre les deux amants. L'imparfait donne l'impression que ce même dialogue est répété plusieurs fois, comme une vieille habitude : « elle avait … c'étaient des reproches qui se terminaient toujours … il s'exclamait ». C'est l'imparfait d'habitude : pour des actions qui se répètent et qui sont considérées dans la durée. L'ironie de Flaubert consiste à utiliser l'imparfait d'habitude, pour retranscrire un dialogue hyper précis, au discours direct : les paroles sont rapportées tel quel, sans changement. Ce dialogue particulier semble ainsi se répéter indéfiniment, comme si les personnages obéissaient à une mécanique rouillée. Les adjectifs révèlent qu'on est dans le point de vue de Rodolphe « d'étranges idées … l'éternel mot ». C'est une focalisation interne : les marques de subjectivité concernent un seul personnage. C'est bien Rodolphe qui trouve le comportement d'Emma étrange. Il est lassé de ces déclarations d'amour. Pour montrer son exaspération, l'adjectif éternel est même redoublé par l'adverbe « toujours » c'est un pléonasme : la même idée est exprimée plusieurs fois, coup sur coup. Rodolphe ne répond pas directement, ce sont des phrases très courtes « mais oui … certainement ». Il ne développe pas, alors que c'est précisément ce qu'attend Madame Bovary. En effet, en face, toutes les répliques d'Emma sont interrogatives. Le lecteur, qui connaît ses rêves et ses aspirations, devine ce qu'elle attend : une longue et vibrante déclaration d'amour, comme dans les romans qu'elle a lus dans son enfance. Mais comme Rodolphe répond de façon très laconique, elle essaye de lui donner des pistes pour construire sa déclaration : « beaucoup ? … tu n'en as pas aimé d'autres ? ». Ce sont de véritables clichés : l'intensité brûlante des sentiments, le serment du premier amour. « Quand minuit sonnera, tu penseras à moi » cette demande cumule les clichés : la promesse, le moment de la nuit le plus sombre, la fusion presque télépathique entre les êtres qui s'aiment. Les reproches d'Emma montrent bien qu'elle n'arrive pas à accepter la réalité décevante, l'indifférence de Rodolphe. On comprend alors que ce n'est pas l'amour qu'elle recherche mais plutôt tout l'imaginaire romantique qui l'entoure. Et avec ironie, Flaubert nous montre que ce n'est pas un imaginaire littéraire très élaboré, car elle se contente des clichés les plus galvaudés. Quand on sait ça, on se rend compte de la cruauté de la dernière réponse de Rodolphe, complètement en décalage avec les attentes d'Emma « Crois-tu m'avoir pris vierge ? » C'est une question rhétorique : une question qui n'attend pas de réponse car la réponse est évidente. Évidemment, non, il n'était pas vierge quand il a rencontré Emma. Rodolphe est un personnage libertin, et qui l'assume complètement, avec cynisme. |
Analyse ce passage :
(Madame Bovary de Flaubert, Dialogue avec Rodolphe, partie 2)
Emma pleurait, et il s'efforçait de la consoler, enjolivant de calembours ses protestations.
— Oh ! c'est que je t'aime ! reprenait-elle, je t'aime à ne pouvoir me passer de toi, sais-tu bien ? J'ai quelquefois des envies de te revoir où toutes les colères de l'amour me déchirent. Je me demande : « Où est-il ? Peut-être il parle à d'autres femmes ? Elles lui sourient, il s'approche... » Oh ! non, n'est-ce pas, aucune ne te plaît ? Il y en a de plus belles ; mais, moi, je sais mieux aimer ! Je suis ta servante et ta concubine ! Tu es mon roi, mon idole ! tu es bon ! tu es beau ! tu es intelligent ! tu es fort ! | Les deux personnages sont complètement en décalage. On va essayer de comparer les prises de parole de Rodolphe et de Madame Bovary. Les paroles de Rodolphe sont au discours narrativisé : les propos exacts ne sont pas rapportés, il n'y a que des verbes de parole : « consoler, enjoliver ». Mais à chaque fois, ces verbes sont atténués. « Il s'efforçait » montre qu'il n'y arrive pas vraiment. Le mot « protestations » porte un double sens, car protester son amour n'a rien à voir avec protester tout court, sans complément d'objet, qui signifie plutôt contredire, contester. Les calembours sont un détail cruel de Flaubert : Rodolphe est incapable d'être dans l'épanchement solennel, dans la confidence amoureuse sincère qu'Emma désire. Il reste sur un ton badin. Pour Flaubert, le calembour est un jeu de langage vulgaire. La réplique de Madame Bovary est au contraire rapportée au discours direct. Ce sont plein de petites phrases exclamatives et interrogatives. Elle fait finalement la déclaration d'amour qu'elle aurait voulu pour elle-même. D'ailleurs la manière dont les paroles sont introduites laissent croire que c'est Rodolphe qui parle : on est détrompé par le pronom personnel elle. Avec de nombreux procédés ironiques, Flaubert nous montre qu'elle essaye de mimer ce qu'elle a lu dans les livres, mais de façon très naïve et improvisée. L'aspect improvisé est visible avec les différents accidents du discours. Les points de suspension, c'est ce qu'on appelle une aposiopèse : une phrase est interrompue, par réticence, ou à cause d'une émotion. Emma Bovary revient sur ce qu'elle dit : Oh ! Non, n'est-ce pas ? c'est ce qu'on appelle une épanorthose : celui qui parle se reprend et se corrige. Flaubert parsème la tirade d'Emma Bovary avec des clichés littéraires. « toutes les colères de l'amour me déchirent ». On retrouve bien ici la complaisance maladive d'Emma dans les drames, elle s'invente des rivales, des tromperies. Ce sont même de véritables drames où elle a le premier rôle « Peut-être il parle à d'autres femmes ». Comme une actrice, elle rapporte son propre monologue au discours direct. Cette mise en abyme de la parole crée un effet de mise en scène. Flaubert se moque de ces manières naïves en y glissant des incorrections : « Peut-être il parle » au lieu d'utiliser une inversion du sujet. La tirade se termine sur des propositions très courtes, où elle projette sur elle-même et sur lui tous les idéaux des mauvais romans. Elle est servante et concubine, il est roi et idole. On se croirait transporté au cœur d'un roman orientaliste, où le sultan choisit sa concubine parmi les femmes du sérail. Flaubert se moque de la pauvreté d'inspiration d'Emma, avec des adjectifs de plus en plus communs : « bon, beau, intelligent, fort. » Nous avons accès directement aux pensées de Rodolphe, de façon précise, du coup on pourrait penser que c'est une focalisation interne pendant tout le paragraphe. En fait ce n'est pas le cas : Flaubert va plus loin que le simple point de vue du personnage, il révèle ce qu' « il ne distingue pas. » : Rodolphe est incapable de voir la sincérité d'Emma. « Elle ressemblait à toutes ses maîtresses » cela |
Analyse ce passage :
(Madame Bovary de Flaubert, Dialogue avec Rodolphe, partie 3)
Parce que des lèvres libertines ou vénales lui avaient murmuré des phrases pareilles, il ne croyait que faiblement à la candeur de celles-là ; on en devait rabattre, pensait-il, les discours exagérés cachant les affections médiocres ; comme si la plénitude de l'âme ne débordait pas quelquefois par les métaphores les plus vides, puisque personne, jamais, ne peut donner l'exacte mesure de ses besoins, ni de ses conceptions, ni de ses douleurs, et que la parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles. | On retrouve dans ce passage le point de vue omniscient qui permet à Flaubert de comprendre en même temps les deux personnages. Les pensées et les croyances de Rodolphe s'opposent à la candeur d'Emma. L'incompréhension des deux amants est dramatique. C'est un véritable quiproquo : un malentendu où les mêmes mots sont pris dans des sens différents. Flaubert nous invite à réinterpréter le discours d'Emma. Regardez : Emma n'est ni libertine, ni vénale. Elle ne prend pas un amant pour profiter de son argent ni par luxure. Non, elle le prend pour assouvir un rêve romantique. Ce n'est pas une affection médiocre, mais une véritable passion profonde. Flaubert utilise des expressions très fortes « la plénitude de l'âme, qui déborde, les besoins, les conceptions, les douleurs ». Ce sont des émotions authentiques dont parle Flaubert. Ce qu'il critique, ce sont les métaphores les plus vides. Flaubert se moque beaucoup d'Emma Bovary, mais par ailleurs il se reconnaît en elle, dans cette difficulté à dire les choses qu'elle ressent, « personne jamais, ne peut donner l'exacte mesure » de ses émotions. Ainsi, nous trouvons ici un commentaire de l'écrivain sur son propre travail, avec ce constat, à l'avance, de son propre échec. Et cet échec, c'est l'impossibilité d'une communication parfaite. Cela éclaire différemment maintenant la demande étrange d'Emma Bovary au début du passage : « à minuit tu penseras à moi. » Flaubert a cela en commun avec Madame Bovary : il est guidé par cet idéal de la communication dont l'extrême aboutissement serait une sorte de télépathie avec ses lecteurs. Mais on voit qu'il le fait sans s'illusionner, comme on va au devant d'un échec. Et pourtant, moi j'ai l'impression qu'il y parvient, puisque quand on étudie son texte, on voit bien qu'il nous communique son regard de manière très subtile avec des métaphores extrêmement élaborées, qui sortent de tous les clichés habituels. Regardons de plus près cette magnifique métaphore finale : la parole humaine est comparée à un chaudron fêlé. C'est-à -dire qu'on ne peut en tirer qu'un son effroyable. C'est un ustensile désuet, grossier, tellement mal adapté à la communication ! Et pourtant, c'est tout ce que nous avons. Nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles. Cette fois, la métaphore est filée, et en même temps c'est une métaphore in absentia, c'est-à -dire que nous avons le comparant, mais pas le comparé. Danser les ours s'oppose à attendrir les étoiles. Qui sont les ours, qui sont les étoiles ? C'est là toute l'originalité de cette métaphore filée : elle s'ouvre sur des images qui n'ont plus d'attache concrète, elle devient évanescente au point d'atteindre le style pur. C'est là que selon moi Flaubert atteint réellement ce qu'il confiait à Louise Colet dans une de ses lettres : « Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut. » |
Analyse ce passage :
(Madame Bovary de Flaubert, La mort d'Emma, partie 1)
Cependant elle n’était plus aussi pâle, et son visage avait une expression de sérénité, comme si le sacrement l’eût guérie.
Le prêtre ne manqua point d’en faire l’observation ; il expliqua même à Bovary que le Seigneur, quelquefois, prolongeait l’existence des personnes lorsqu’il le jugeait convenable pour leur salut ; et Charles se rappela un jour où, ainsi près de mourir, elle avait reçu la communion.
— Il ne fallait peut-être pas se désespérer, pensa-t-il. | Le lien logique d’opposition « Cependant » et le comparatif « plus aussi pâle » font ressortir l’amélioration de l’état d’Emma par rapport aux épisodes précédents. Nous allons assister à une évolution des symptômes tout au long du passage. C’est une première manière de théâtraliser la mort d’Emma. De même, Flaubert va mettre en scène les personnages qui sont présents autour d’elle, il vont agir de manière conforme à leur rôle. Par exemple : « Le prêtre ne manqua point d’en faire l’observation » le prêtre est bien dans sa fonction, il est un peu hâtif quand il s’agit de voir les bienfaits du sacrement ! En effet, Flaubert quant à lui ne nous laisse pas d’espoir « comme si le sacrement l’eût guérie » le subjonctif est le mode de la virtualité, cette phrase signifie justement qu’Emma n’est pas guérie. La condition mise par le prêtre « le Seigneur prolonge l’existence des personnes lorsqu’il le juge convenable pour leur salut » est intéressante, elle pose la question de la rédemption. Est-ce que la mort de madame Bovary va lui permettre d’expier ses péchés, notamment ses adultères ? En même temps, Charles se souvient de l’époque où Emma avait eu des velléités religieuses. Mais il ne sait pas tout : en fait Emma était tombée malade et s’était réfugiée momentanément dans la religion, suite à la rupture de Rodolphe. Hé oui, c’était dans le chapitre 14 de la deuxième partie ! Les pensées de Charles sont rapportées au discours direct : le pauvre continue de nourrir ses illusions, alors que la fin est inéluctable. Le lecteur mesure l’écart entre ce qu’il sait et l’aveuglement des personnages. En effet, elle regarda tout autour d’elle, lentement, comme quelqu’un qui se réveille d’un songe ; puis, d’une voix distincte, elle demanda son miroir, et elle resta penchée dessus quelque temps, jusqu’au moment où de grosses larmes lui découlèrent des yeux. Alors elle se renversa la tête en poussant un soupir et retomba sur l’oreiller. Le lien logique « En effet » va dans le sens d’une rémission possible, Emma semble se réveiller, sa voix est distincte. Avec une phrase longue, on observe un ralentissement du temps, un moment d’accalmie, mais évidemment, c’est le calme avant la tempête. Flaubert continue de jouer avec les illusions de Charles, ce jeu de regard et ce jeu avec les rythmes vont dans le sens d’une théâtralisation de la scène. La comparaison « comme quelqu’un qui se réveille d’un songe » révèle un jeu d’actrice qui prend conscience qu’elle est le centre de l’attention. Comme au théâtre, elle demande un accessoire, mais sans s’adresser à personne en particulier. On peut imaginer la douleur de Charles à ce moment-là, lui qui n’attendait qu’un mot d’elle. Le miroir est un objet riche symboliquement. C’est d’abord le narcissisme d’Emma, qui veut jouer sa dernière scène. C’est aussi la thématique de la vanité : le temps s’écoule, et la mort ne laisse rien, la beauté, l’amour, la vie, tout est éphémère. Vous percevez je pense à quel point c’est un cliché. Cela fait pleurer Emma « de grosses larmes lui découlèrent des yeux ». Elle s’apitoie sur son sort, alors qu’elle pourrait penser par exemple à sa petite fille Berthe qu’elle laisse orpheline. Vous voyez que, malgré la focalisation externe, en suivant les lieux communs à la trace, on peut deviner les pensées d’Emma. L’ironie de Flaubert devient perceptible. |
Analyse ce passage :
(Madame Bovary de Flaubert, La mort d'Emma, partie 2)
Sa poitrine aussitôt se mit à haleter rapidement. La langue tout entière lui sortit hors de la bouche ; ses yeux, en roulant, pâlissaient comme deux globes de lampe qui s’éteignent, à la croire déjà morte, sans l’effrayante accélération de ses côtes, secouées par un souffle furieux, comme si l’âme eût fait des bonds pour se détacher. | « aussitôt » C’est une rechute très soudaine, qui contraste avec le moment de calme précédent. La phrase, longue et saccadée, mime les convulsions d’Emma. C’est à travers les rythmes que Flaubert rend compte de l’aspect dramatique de la scène. Contrairement au paragraphe précédent, Mme Bovary n’est plus le sujet des verbes : « Sa poitrine se mit … La langue lui sortit » comme si elle était dépossédée de son corps. Son souffle est « furieux », son âme « fait des bonds » ce sont des personnifications qui renforcent le côté spectaculaire de ces convulsions. Flaubert insiste sur des détails effrayants : la langue sortie de la bouche, les yeux qui roulent. « comme deux globes de lampe qui s’éteignent » c’est la couleur des yeux qui est comparée à celle des lampes, mais l’analogie va plus loin, on a bien sûr l’idée que la lumière représente la vie. Le mot « globe » donne à voir des yeux exorbités sans avoir besoin de le dire. Le réalisme de cette description rend dérisoire le soin qu’avait Emma de vérifier son image dans le miroir. « à la croire déjà morte » Cette phrase reflète je pense le point de vue général, elle annonce les réactions des personnages qui viennent juste après. |
Analyse ce passage :
(Madame Bovary de Flaubert, La mort d'Emma, partie 3)
Félicité s’agenouilla devant le crucifix, et le pharmacien lui-même fléchit un peu les jarrets, tandis que M. Canivet regardait vaguement sur la place. Bournisien s’était remis en prière, la figure inclinée contre le bord de la couche, avec sa longue soutane noire qui traînait derrière lui dans l’appartement. | Au vu de la crise d’Emma « Félicité s’agenouilla » le passé simple souligne que c’est une réaction soudaine de la servante qui se met à prier. Tout le monde a compris qu’il n’y aurait pas de rémission : la religion prend donc maintenant le pas sur la médecine. Le pharmacien lui-même homme de science, anticlérical, comprend cela : je pense que c’est pour ça que Flaubert met côte à côte « jarret » qui est un pur mot d’anatomie, et « fléchir » qui est connoté religieusement avec la génuflexion. Durant tout ce passage, le champ lexical de la religion est dominant : crucifix, prière, soutane. L’énumération des personnages se fait dans l’ordre croissant d’importance : la servante, le pharmacien, le médecin, l’abbé de la paroisse. Les liens logiques et le passage du passé simple à l’imparfait et au plus-que-parfait crée l’impression d’une réaction en chaîne autour d’Emma. M. Canivet essaye de garder contenance, mais son regard n’est pas très assuré : il regardait « vaguement ». Vu le caractère hautement spirituel de la situation, Bournisien est désormais celui qui a le rôle principal. Il prend de l’espace dans le texte, avec une longue phrase en parallèle avec la longue soutane. Dans notre extrait, le centre de l’attention se déplace de personnage en personnage en fonction des rôles joués. |
Analyse ce passage :
(Madame Bovary de Flaubert, La mort d'Emma, partie 4)
Charles était de l’autre côté, à genoux, les bras étendus vers Emma. Il avait pris ses mains et il les serrait, tressaillant à chaque battement de son cœur, comme au contrecoup d’une ruine qui tombe. À mesure que le râle devenait plus fort, l’ecclésiastique précipitait ses oraisons ; elles se mêlaient aux sanglots étouffés de Bovary, et quelquefois tout semblait disparaître dans le sourd murmure des syllabes latines, qui tintaient comme un glas de cloche. | Après tous les autres, Flaubert décrit enfin le mari « Charles », il a une position à part « de l’autre côté » du lit. Le plus-que-parfait « il avait pris ses mains » montre le résultat d’une action et accentue l’impression d’immobilité. C’est le seul personnage véritablement tourné vers l’agonisante. On garde un point de vue externe, et pourtant, de nombreux indices nous renseignent sur l’état d’esprit de Charles. Les verbes « prendre ... serrer ... tressaillir » et l’alternance des pronoms personnels montrent que le lien d’empathie de Charles avec sa femme est quasiment physique. On devine qu’il ne pourra que mourir après elle. L’image de la ruine qui tombe en dit beaucoup sur Charles, il est dévasté, il s’effondre, tout s’écroule autour de lui. Ce sont bien les lieux communs du deuil impossible à faire, mais ils sont relayés par Flaubert de manière subtile, on se rapproche d’un romantisme assumé, avec le thème littéraire de la mélancolie. À travers les perceptions auditives, l’état d’esprit de Charles contamine progressivement toute l’atmosphère, de plus en plus solennelle et inquiétante. Les oraisons précipitées suivent le rythme de la souffrance de sa femme, avec des moments plus forts, et progressivement on rejoint presque le silence, avec les « sanglots étouffés », le « sourd murmure » et le verbe « disparaître ». La comparaison « comme le glas d’une cloche » rend presque officielle cette mort imminente : tout le monde attend le moment tragique où Madame Bovary rendra son dernier souffle. |
Analyse ce passage :
(Madame Bovary de Flaubert, La mort d'Emma, partie 5)
Tout à coup, on entendit sur le trottoir un bruit de gros sabots, avec le frôlement d’un bâton ; et une voix s’éleva, une voix rauque, qui chantait :
Souvent la chaleur d’un beau jour
Fait rêver fillette à l’amour.
Emma se releva comme un cadavre que l’on galvanise, les cheveux dénoués, la prunelle fixe, béante.
Pour amasser diligemment
Les épis que la faux moissonne,
Ma Nanette va s’inclinant
Vers le sillon qui nous les donne | La chanson offre un double sens. Elle se termine sur « Il souffla bien fort ce jour là // Et le jupon court s’envola ». Explicitement, c’est une chanson grivoise. Une jeune paysanne se penche sur les blés et perd son jupon. Cette image triviale est comme un pied de nez à la dernière scène d’Emma. On peut aussi trouver dans cette chanson l’histoire d’Emma Bovarynne est aussi une image de la mort. Ces paroles sont finalement plus en adéquation avec la vie d’Emma que les prières de Bournisien ! On est loin de la rédemption évoquée par l’abbé au début du passage. Flaubert avait réservé toute son ironie pour cette oraison funèbre inattendue. La réaction d’Emma interrompt la chanson au milieu. À ce moment là, tout nous indique qu’elle est entre la vie et la mort. La comparaison « comme un cadavre que l’on galvanise » fait ressurgir le regard des médecins. Vous savez que la galvanisation consiste à stimuler un muscle à l’aide d’un courant électrique. « la prunelle fixe, béante » C’est une métaphore : l’oeil est comparé à un trou. Cette image prépare ce qu’elle va dire juste après. |
Analyse ce passage :
(Madame Bovary de Flaubert, La mort d'Emma, partie 6)
L’Aveugle s’écria-t-elle.
Et Emma se mit à rire, d’un rire atroce, frénétique, désespéré, croyant voir la face hideuse du misérable, qui se dressait dans les ténèbres éternelles comme un épouvantement.
Il souffla bien fort ce jour-là,
Et le jupon court s’envola !
Une convulsion la rabattit sur le matelas. Tous s’approchèrent. Elle n’existait plus. | Emma a reconnu la voix du vieil aveugle mendiant qu’elle croisait dans la rue en rentrant de ses escapades avec Léon. Je vous invite à relire le passage, le chapitre 5 de la troisième partie : on y retrouve des indices qui préparent la mort d’Emma Bovary. La description des prunelles, les deux premiers vers de la chanson, etc. L’aveugle : c’est le dernier mot d’Emma. Traditionnellement, dans la littérature, le dernier souffle est consacré à la personne aimée. Par exemple Roméo boit le poison en disant “à ma bien aimée”. Mais Emma n’a pas un mot pour son mari, ni un mot pour ses amants. C’est le personnage de l’aveugle, anecdotique et répugnant, qui s’impose dans sa dernière réplique. En effet, après la scène du miroir, Emma ne voit plus son reflet, elle « croit voir » l’aveugle. Tout est fait pour souligner son aveuglement à elle, qui reste incapable de voir l’amour de son mari, jusqu’à la fin. « la face hideuse du misérable » c’est la dernière image qu’Emma emportera avec elle. Elle comprend, et nous comprenons avec elle, qu’une fin romantique n’est plus possible. C’est ça la fatalité de Madame Bovary : toutes ses aspirations au sublime lui sont refusées. D’ailleurs la figure de l’aveugle dans la littérature est souvent liée à la fatalité. On peut penser à Tirésias, le devin aveugle qui révèle la malédiction d’Œdipe, un autre personnage de la mythologie grecque, qui se crève les yeux lorsque son destin est accompli. La réaction d’Emma Bovary est spectaculaire. La répétition du mot « rire », l’allitération en R, l’allongement progressif des adjectifs atroce, frénétique, désespéré, ce sont autant de procédés qui révèlent l’importance de ce passage. L’horreur de cette mort est loin de correspondre à celle qu’on peut voir au théâtre : Juliette, Cléopâtre, meurent soudainement, proprement. Emma doit mourir sur une chanson grivoise, pire, sur l’évocation des dessous de Nanette. Ironiquement, Flaubert mélange la légèreté des amours d’Emma à la l’image de son âme qui s’envole, et il lui oppose immédiatement l’image du corps, rabattu par une convulsion. Le sublime est sans cesse recouvert par le grotesque et la bassesse de la réalité. Les deux dernières phrases sont courtes. Les sujets s’opposent Tous / Elle. mais nous n’avons aucune pensée d’aucun personnage. Le passé simple devient de l’imparfait. On fait donc le constat d’une action déjà terminée. C’est une ultime déception car on comprend que le moment précis de la mort a été passé sous silence. |
Analyse ce passage :
(Les Essais de Montaigne, Il y a plus de barbarie, partie 1)
Chacun rapporte comme trophée la tête de l’ennemi qu’il a tué, et l’attache devant son logis. Après avoir longtemps bien traité et entretenu les prisonniers, celui qui en est le maître rassemble les gens de sa connaissance : il attache une corde au bras d’un prisonnier, et donne l’autre bras au plus cher de ses amis, et tous deux l'assomment à coups d’épée. Cela fait, ils le font rôtir et le mangent en commun et envoient des morceaux à ceux de leurs amis qui sont absents. Ce n’est pas, comme on pourrait le penser, pour s’en nourrir, comme le faisaient anciennement les Scythes, mais par vengeance extrême. | Montaigne fait d’abord un petit récit avec des verbes d’action au présent de narration (pour rendre des événements passés plus vivants) : « chacun rapporte … attache … rassemble … donne … tous deux l’assomment ». On peut aussi y trouver une valeur d’habitude (des actions qui se répètent dans le temps) C’est donc un schéma général, et non un moment unique. Les pronoms vont dans ce sens, regardez, « chacun rapporte » : ces guerriers vont varier d’un combat à l’autre. Ensuite, les pronoms personnels, relatifs, possessifs, vont dépendre de cette situation initiale : « l’ennemi qu’il a tué … de ses amis … ils le font rôtir, etc. » Cette valeur flottante des pronoms manifeste bien le caractère général de la scène, qui n’est qu’un modèle de rituel. « Celui qui en est le maître » : ici encore, ce n’est pas une personne fixe mais bien une fonction. Montaigne s’intéresse aux acteurs, à leur rôle symbolique, il se décentre de son point de vue occidental, exactement comme un ethnologue qui décrit une cérémonie pour mieux en comprendre le sens caché. Pour écrire ce passage, Montaigne se fonde sur le témoignage de Jean de Léry, qui a lui-même observé ces rituels. Il est assez fidèle au texte d'origine, mais simplifie parfois un peu les événements pour mieux amener son propos. En fait, on va rapidement voir que l’intention de Montaigne va plus loin qu’une simple description. En tout cas, le rituel est organisé dans le temps, avec des connecteurs temporels « après … et … puis » et une ponctuation forte qui sert justement à faire progresser l’action. On trouve aussi une anaphore grammaticale « cela fait » et un infinitif passé « avoir bien traité » qui permettent de mieux mettre en scène les différentes étapes du rituel. Le soin des prisonniers dure dans le temps « après les avoir longtemps bien traité » et Montaigne insiste sur les actions « bien traités et entretenus ». En fait, il est encore plus précis dans la version originale : « toutes les commodités dont ils se peuvent aviser ». Avec ces termes mélioratifs (qui ont une connotation positive), Montaigne s’oriente vers un discours moral : si le rituel a quelque chose de cruel, il n’obéit pas à une pulsion spontanée. C’est exactement cette idée reçue que Montaigne renverse à la fin du paragraphe avec le lien logique qui oppose parfaitement les deux CC de but. D’un côté la pulsion « pour s’en nourrir » et de l’autre côté, le sens, le symbole : « par vengeance extrême ». On va voir que cette idée d’extrême vengeance, qui n’arrive qu’à la fin du paragraphe, éclaire en fait toute la description qui précède : Montaigne opère un véritable retournement de point de vue. En donnant du sens à la mort de l’ennemi, elle lui accorde en fait une importance, elle lui permet de prouver son courage. Le verbe « assommer » signifie ici tuer, abattre, achever (le sens moderne « assoupir » ne viendra que plus tard). On a donc une mort relativement rapide : deux coups d’épée qui sont en plus, on le comprend, donnés en commun, c’est à dire en même temps. C’est bien un lien d’affection et d’estime, un lien symbolique, et non un lien de proximité physique. Chez Montaigne, l’amitié est une valeur morale, qu’il met en avant tout au long de ses Essais. |
Analyse ce passage :
(Les Essais de Montaigne, Il y a plus de barbarie, partie 2)
En voici la preuve : ayant vu que les Portugais, alliés à leurs adversaires, les mettaient à mort d’une autre manière, en les enterrant jusqu’à la ceinture, puis en tirant sur leur corps force flèches avant de les pendre ; ils pensèrent que ces gens venus de l’autre monde (qui avaient déjà semé beaucoup de vices et leur étaient bien supérieurs en cruauté) n’adoptaient pas sans raison cette sorte de vengeance, et qu’elle devait donc être plus atroce que la leur. Ils commencèrent alors à délaisser leur ancienne façon de faire pour suivre celle-ci. | Tout ce passage est un double jeu de regard : Montaigne se met à la place des Tupinambas, qui eux-mêmes observent les portugais. Cela se voit surtout dans la structure de cette longue phrase : « Ayant vu » introduit la cause, les exécutions cruelles. Ensuite, les deux points et le connecteur logique « donc » amènent les conséquences, qui ne sont en fait que les interprétations des Tupinambas « ils pensèrent ». Plusieurs indices nous amènent à penser que les Tupinambas ont un regard naïf. D'abord la litote (la double négation renforce le propos) « ils pensèrent qu’ils n’adoptaient pas sans raison » laisse surtout entendre « ils ont bonnes raisons ». Est-ce que vous percevez toute l'ironie de Montaigne derrière le regard naïf des indigènes ? Il nous laisse deviner que justement peut-être cette torture n'a pas de sens : elle réalise un simple plaisir sadique. Or c'est justement cette notion qui distingue la cruauté du sadisme : la cruauté désigne une propension à faire souffrir, mais pas nécessairement par plaisir (on peut parler d’un système cruel qui broie les individus sans y penser, par exemple)... Alors que le sadisme implique nécessairement la notion de plaisir. Montaigne nous laisse d’ailleurs quelques indices qui suggèrent le regard naïf des indigènes : « cette sorte de vengeance » : les Tupinambas, incapables de voir la gratuité de l'acte, y voient une vengeance, mais d’une « sorte » particulière. Dans le même sens, les verbes sont organisés en cascade. Au lieu d'avoir une phrase très assertive « ils adoptent une vengeance atroce », on a une syntaxe complexe : « ils pensèrent que [...] elle devait être atroce ». Le verbe « devoir » est ce qu’on appelle un modalisateur, il fait porter un doute sur l'énoncé lui-même. Derrière le regard des Tupinambas on va toujours trouver celui de Montaigne moraliste qui implique son lecteur. On peut se pencher rapidement sur le texte en Moyen Français : « comme ils étaient de plus grands maîtres qu’eux en toute sorte de malice » laisse transparaître le regard des indigènes présents avec cette troisième personne du pluriel, soucieux d'apprendre les meilleures pratiques (même en terme de malice) en observant ceux qui sont les plus expérimentés. Montaigne utilise ici une image qui révèle bien son intention moraliste : « ils avaient semé des vices ». Les vices sont comparables à des plantes que l'on peut cultiver ou laisser pousser. On retrouve l'image des fruits sauvages et des fruits artificiels du début du chapitre : alors que les indigènes ont encore un regard proche de la nature, une brutalité orgueilleuse, ils sont pervertis par l'influence d'une société lâche et vaniteuse. Ainsi, en face de ce regard naïf des Tupinambas, Montaigne va s'appliquer à nous faire voir la désinvolture et le sadisme des conquistadors. D'abord, chaque étape est longue « puis … avant de » avec les gérondifs qui insistent sur la manière et la durée de chaque action « en les enterrant … en tirant force flèches ». Alors que les Tupinambas prenaient le temps de bien traiter leurs prisonniers avant de les exécuter d'un double coup d'épée, ici au contraire les tortionnaires se complaisent dans le supplice. |
Analyse ce passage :
(Les Essais de Montaigne, Il y a plus de barbarie, partie 3)
Je ne suis pas fâché que l’on stigmatise l'horreur barbare d'une telle action, mais de voir que jugeant si bien leurs fautes, nous restions aveugles aux nôtres.
Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le manger mort ; à déchirer par des tortures un corps encore plein de sentiments, à le faire rôtir par morceaux, le faire mordre et dévorer par les chiens et les porcs (comme nous l'avons non seulement lu, mais aussi vu faire il y a peu ; et non entre vieux ennemis, mais entre voisins et concitoyens qui pis est, sous prétexte de piété et de religion), que de rôtir et manger un corps déjà mort. | Dans ce passage, Montaigne prend soudainement la parole à la première personne. Il donne son avis, d’abord indirectement avec une double négation, et ensuite plus directement avec une affirmation. Il nous prépare à tirer une conclusion morale des deux tableaux qui viennent d'être faits. L'action de « manger vivant » est reprise par toute une série de verbes : « déchirer, faire rôtir, faire mordre, dévorer ». C'est la première distinction importante pour Montaigne : toutes ces tortures sont faites sur un homme vivant. Dans la version originale, on a d'ailleurs le verbe « meurtrir » à la place de « dévorer » : on donne la victime aux chiens et aux porcs, non pas pour le tuer, mais pour le mutiler. Montaigne insiste alors sur l’horreur des tourments infligés à la victime « des tortures et des supplices » : c'est un pléonasme (on répète la même idée de deux manières différentes). Dans le même sens, l'adjectif « barbare » est repris par le nom commun « barbarie » : c'est un polyptote (la reprise de mots d'une même famille). Comme c'est souvent le cas chez Montaigne, les pensées les plus importantes se trouvent au détour d'une phrase, de façon presque surnuméraire, dans une parenthèse. Ici, l'indignation semble devoir augmenter sans s'arrêter « non seulement … mais aussi » est redoublé « non … mais » et atteint son paroxysme avec « qui pis est ». Dans cette gradation, Montaigne revient sur les principales distinctions du passage. D'abord, entre lire et voir : ce que nous rapportent les explorateurs du nouveau monde ne doit pas nous aveugler sur les massacres qui ont lieu chez nous… Il faut parfois prendre un peu de distance pour mieux voir ce qui se trouve sous nos yeux. Ensuite, la distinction entre ennemis, voisins et concitoyens. Le voisin, dans la bible et notamment dans le nouveau testament, c'est le prochain. Et voilà pourquoi Montaigne glisse rapidement du voisin au concitoyen, pour lui, le comble d'une guerre, c'est une guerre civile, fratricide. Alors que la violence des Tupinambas maintient une forme de vigueur, de courage et de lien social, au contraire les guerres de religion révèlent à ses yeux toute la décadence d'une civilisation. Ce qui nous mène à la dernière distinction importante, « sous prétexte de ». Avec ces derniers mots, Montaigne enlève toute justification aux guerres de religion : l'indignation de l'écrivain culmine justement avec ce sentiment d'absurdité. Montaigne nous laisse deviner la véritable motivation des criminels : accumuler des richesses. |
Analyse ce passage :
(Les Essais de Montaigne, Les fruits sauvages, partie 1)
Or, je trouve, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage dans ce peuple, selon ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ; comme en vérité il semble que nous n’avons pas d’autre critère pour la vérité et la raison que les exemples, les idées et les usages du pays où nous vivons. Là se trouvent toujours la religion parfaite, le gouvernement parfait, l’usage parfait et accompli en toutes choses. | Les premiers mots du passage représentent bien le style de Montaigne dans ses Essais, qui n'hésite pas à faire des digressions, pour mieux revenir à son propos. Montaigne crée des liens, pour mieux faire réfléchir le lecteur. C'est le fameux style « à sauts et à gambades » Le style des Essais, c'est aussi cette présence de la première personne, mais une première personne modeste, qui donne son point de vue sans l’imposer : « je trouve, mon propos, ce qu’on me rapporte… » il se questionne lui-même dans sa relation avec les autres. D’ailleurs on le voit en relevant les pronoms personnels du passage : le « je » de Montaigne n’est pas seul au monde, il écoute et relaie le témoignage de ce « on », il participe à ce « nous » et aussi, il s'inclut dans ce « chacun ». En même temps, tout au long de cette longue phrase, le « nous » est dépouillé : négation du verbe avoir, restriction « pas d’autre que », CC de but et de lieu ; subordonnée relative déterminative (elle restreint le sens de l’antécédent). Cette progressive prise de conscience des limites de notre point de vue, c’est la première leçon de relativisme culturel de Montaigne. Cette variété des cultures, on la retrouve bien dans la distributivité du pronom indéfini « chacun » qu’on peut d’ailleurs tout aussi bien appliquer à des individus qu’à des groupes (des « nations » par exemple). Ce petit mot est vraiment fondateur ici, il représente bien la dimension irréductible de la variété des cultures. Montaigne nous annonce d’emblée qu’il compte renverser un préjugé. D’abord, par la forme négative : « il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation » ! L’adverbe de négation « rien » est catégorique et déclare bien les intentions de Montaigne : contredire l’idée que ce peuple serait barbare ou sauvage. « Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage » Implicitement, Montaigne rappelle l’étymologie du mot « bar-bar » c’est à l’origine une onomatopée, pour les Grecs anciens, le charabia incompréhensible des peuples qui ne parlent pas leur langue. Le barbare, c’est tout simplement celui qui n’est pas grec. Le déterminant démonstratif représente bien cette démarche : « cette nation » est reprise par le pronom « en » : ce qui est lointain semble s’opposer à ce qui est proche « le pays où nous vivons … là se trouve ». Vous voyez comment ces deux petits mots renvoient à la réalité qui nous entoure ? Cette référence à la situation d’énonciation, les linguistes l’appellent déictique. La valeur des temps va dans le même sens, regardez. Le présent d’énonciation (pour des actions réalisées au moment où l’on parle) « je trouve … il semble que » permet d’observer et de constater. Le présent de vérité générale (pour des actions vraies en tout temps) permet de tirer des conclusions « il n’y a rien de barbare … chacun appelle … ce qui n’est pas de son usage ». Cet aller-retour entre observations et interprétations représente bien l’importance de l’expérience, chère aux humanistes du XVIe siècle, et qui sera fondatrice pour les siècles suivants. Et on a même une sorte de présent intermédiaire, qui ne parvient pas à devenir universel... Soit parce qu’il est nié « nous n’avons pas de critère » ; soit parce qu’il est circonstancié : « le pays où nous vivons » ; soit parce qu’il est ironique : « là se trouve toujours la religion parfaite ». Seule une expérience plus complète du monde peut nous aider à atteindre une véritable connaissance, et c’est justement ce que Montaigne va nous inviter à faire maintenant. |
Analyse ce passage :
(Les Essais de Montaigne, Les fruits sauvages, partie 2)
Ils sont sauvages, comme nous appelons sauvages les fruits que la nature produit d’elle-même de manière ordinaire : là où, en vérité, ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice et détournés de l’ordre commun, que nous devrions plutôt appeler sauvages. Dans les premiers, nous trouvons, vives et vigoureuses, les propriétés et les vraies vertus, utiles et naturelles, que nous avons abâtardies dans les autres, en les accommodant au plaisir de notre goût corrompu. | Dans ce passage, Montaigne fait d’abord une comparaison : l’outil de comparaison comme ; le comparant, les fruits ; le comparé, les hommes, et le point d’analogie, le fait d’être sauvage. On reconnaît bien la méthode de Montaigne, qui n’hésite pas à faire des détours pour mieux captiver l’intelligence de son lecteur. Il va mener le procédé jusqu’au bout, regardez : alors que la troisième personne du pluriel désigne d’abord la peuplade des Tupinambas, toute la réflexion va en fait porter sur « les fruits » qui sont repris par divers pronoms : relatifs, démonstratifs, numéraux, personnels, indéfinis… Ce détour par les fruits permet à Montaigne d’avancer son idée plus doucement, sans confronter directement les peuples et les cultures. D’ailleurs, quand on regarde de plus près les pronoms, on voit que Montaigne s’applique à présenter des images très concrètes à ses lecteurs. D’abord avec le pronom démonstratif « ceux » qui est repris dans la relative qui suit. Quand il présente ses deux catégories de fruits, on se croirait presque au marché devant un étalage de primeurs : « les premiers … les autres ». Mais est-ce que ce n’est pas aussi une référence au geste tentateur de Satan dans la bible, qui présente le fruit de la connaissance aux Hommes ? À l’inverse, on dirait que Montaigne nous invite à goûter les fruits plus proches d’un état originel plus innocent. On retrouve aussi cette idée d’un âge d'innocence, un ge d’Or, dans la mythologie antique, auquel Pandore mettra un terme en ouvrant la fameuse boîte. Suivront alors un âge d’argent, d’airain et de fer. Pour les Anciens que Montaigne admire beaucoup, les premiers hommes sont donc loin d’être des sauvages… « Sauvage » : dans le processus de répétition, le nom commun les sauvages (péjoratif) est devenu un adjectif. Or justement, l’adjectif a plusieurs sens, et c’est là que Montaigne va pouvoir faire une distinction : cette répétition d’un même mot dans deux sens différents, c’est ce qu’on appelle une antanaclase. Mais que se passe-t-il ici ? En répétant le mot « sauvage », Montaigne remplace le premier sens qu’on présuppose péjoratif (sauvage : primitif, sans organisation, violent) par un deuxième sens qui lui, est connoté positivement (sauvage, qui évolue dans la nature librement, sans intervention ni artifice). Le mot ne change pas, mais le point de vue n’est déjà plus le même. Pour être parfaitement explicite, Montaigne remplace même le mot sauvage par une périphrase (qui dit la même chose en plusieurs mots) : « que la nature produit d'elle-même d'une manière ordinaire ». Ordinaire, laisse bien entendre alors que la Nature obéit à un ordre. Rien qu’avec ce mot, Montaigne retourne la situation : ce qui est sauvage n’est donc pas forcément tumultueux ou violent. Il y a une harmonie dans la Nature, qui préexiste peut-être à l’action de l’être humain. Montaigne va donc ensuite sans cesse opposer les deux connotations : « vives … vigoureuses … vraies … utiles … naturelles » pour qualifier ce qui est le produit de la nature et au contraire « abâtardies … corrompu » pour tout ce qui est artificiel. C’est un véritable renversement des idées reçues : alors que l’artifice est normalement valorisé du côté de la civilisation, Montaigne réhabilite ce qui est naturel. La première personne du pluriel va alors permettre à Montaigne de conserver les enjeux culturels au cœur de ce jeu d’opposition. Alors que la troisième personne (eux) est toute entière du côté de l’identité « ils sont » avec le verbe d’état ; au contraire, la première personne sera du côté de l’arbitraire (nous appelons sauvages) de la fausseté (nous |
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(Les Essais de Montaigne, Les fruits sauvages, partie 3)
Ce n’est pas raison de dire que l’art l’emporte sur notre grande et puissante mère Nature. Nous avons tellement surchargé la beauté et la richesse de ses produits par nos inventions que nous l’avons complètement étouffée. Et partout où elle se montre dans toute sa pureté, elle fait grandement honte à nos vaines et frivoles entreprises.
Tous nos efforts ne peuvent seulement arriver à représenter le nid du moindre oiselet, sa texture, sa beauté et son utilité, pas plus que la toile de la chétive araignée. | Montaigne prend directement le contrepied d’une idée reçue avec une tournure négative : « ce n’est pas raison ». Le nom commun « raison » n’a encore que le sens qu’on lui donne au XVIe siècle (= un argument, une preuve, une justification). Il est d’ailleurs souvent traduit en français moderne par « justifié ». Il s’agit donc surtout de bien montrer au lecteur les étapes de son raisonnement. L’exemple évolue ici des fruits cultivés à un domaine plus général et particulièrement culturel : l’art. À l’époque, les arts désignent tous les domaines techniques, les beaux-arts, mais aussi les arts mécaniques et l’artisanat. Or justement, ce mot « art » a la même origine que le mot « artifice » (du latin ars, artis = habileté, métier, connaissance technique). Ce nouveau détour du raisonnement permet à Montaigne d’élargir encore son propos, et de mieux montrer que cette prééminence de l’artifice ne se trouve pas dans toutes les cultures. La métaphore est alors filée : « surchargé » devient « étouffé » : la nature est bien un être vivant, que les artifices humains empêchent de respirer. D’ailleurs, regardez comment sont organisés les signifiants « l'art » et les « vaines entreprises » du côté de l’artifice, encadrent « la nature » et « sa pureté », c’est un chiasme (une structure en miroir) qui illustre bien l’idée d’étouffement, de manière très visuelle. Montaigne représente en plus cette image avec des tournures syntaxiques alourdies par des adverbes intensifs : « tellement … complètement » et par le préfixe « sur-chargé » qui devient alors pratiquement un pléonasme. On perçoit bien l’intention dans la version originale, où on trouve en fait l’adjectif « re-chargé » : ce préfixe re- exprime bien l’idée d’une action inutile, excessive. Cet art de la surcharge est d’ailleurs un véritable phénomène culturel qui émerge à l’époque : cette tendance qu’on appellera baroque, à représenter la complexité et la diversité de la nature, avec un foisonnement de détails. Souvent, paradoxalement, cet art met en avant à la fois sa propre sophistication, et son insuffisance à représenter parfaitement les mystères de la Nature. Chez Montaigne, la nature est pratiquement représentée comme une divinité : « mère nature » ; c’est une allégorie (une représentation concrète d’un concept abstrait). D’ailleurs, dans les éditions modernes, on restitue souvent la majuscule. « Notre grande et puissante mère Nature » déborde l’imaginaire chrétien et même l’héritage de l’antiquité pour aller puiser dans une sorte de mythologie humaine universelle… En face de cette mère nature grande et puissante, l’art qui désigne au contraire les actions humaines, est repris par deux expressions qui se complètent réciproquement : « nos vaines et frivoles entreprises » ou encore « tous nos efforts ». Les savants et humanistes de la Renaissance tournent en effet leurs regards vers la Nature, pour mieux comprendre son fonctionnement, pour s’en inspirer, pour inventer des machines étonnantes. Montaigne hérite de cette admiration de ses aînés pour la richesse et la complexité de la Nature, mais sans leur enthousiasme d’inventeurs et de créateurs… On peut penser aux plans dessinés par Léonard de Vinci et qui s’inspirent directement d’observations faites sur la Nature elle-même. Bien sûr, l’invention est extraordinaire, mais l’engin ne prendra jamais son envol, et il faudra attendre le XXe siècle pour voir s’élever un dispositif plus lourd que l’air… |
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(Les Essais de Montaigne, Notre monde, partie 1)
Notre monde vient d’en découvrir un autre. Et qui nous répond que c’est le dernier de ses frères, puisque les Démons, les Sibylles et nous-mêmes avons ignoré celui-ci jusqu’à maintenant ? Il n’est pas moins grand, plein, doté de membres, mais il est si neuf et si enfant qu’on lui apprend encore son ABC. Il n’y a pas cinquante ans, il ne connaissait ni les lettres, ni les poids, ni les mesures, ni les vêtements, ni le blé, ni la vigne. Il était encore tout nu dans le giron de sa mère nourrice, et ne vivait que grâce à elle. | Dans ses Essais, Montaigne écrit à la première personne, mais se met toujours en relation avec d’autres : c’est un véritable moteur dans sa réflexion. Ici, ça se traduit par la première personne du pluriel : « Notre monde … nous répond … nous-mêmes ». Mais ici, ce « nous » va surtout permettre de mettre en scène un « autre monde », avec lequel il entre en contraste. Le nom commun « monde » est tout de suite repris par le pronom personnel complément « en » puis tout au long du passage par des pronoms démonstratifs qui le mettent sous nos yeux « c’est … celui-ci » et enfin par la troisième personne du singulier. Au-delà de ces deux acteurs, Montaigne convoque une autorité mystérieuse avec le pronom interrogatif « qui peut nous garantir que c’est le dernier de ses frères ? » La question est ouverte, adressée directement au lecteur, mais bien sûr, c’est une question rhétorique, dont la réponse est implicite : personne. Et en effet, personne ne pouvait dire ce qu’on trouverait en terra incognita. Cette découverte d’un Nouveau Monde mettait les Européens face à une altérité absolument inconnue, que ni les Anciens, ni la Bible ne les avait préparés à rencontrer. Les Démons participent de l’imaginaire chrétien. Ce sont des anges déchus, qui peuvent apporter aux hommes des messages provenant d’un autre monde normalement inaccessible… Les Sibylles quant à elles, sont des prophétesses de la mythologie grecque, prêtresses d’Apollon ou simplement divinatrices, elles représentent un lien privilégié avec un ailleurs d’où les dieux rendent leurs oracles. On a donc la Bible d’un côté, les Anciens de l’autre : ces deux grandes autorités sur lesquelles s’appuient les hommes de la Renaissance ne les avaient pourtant pas préparés à la découverte de ce Nouveau Monde. Voilà ce que dit Montaigne : face à ce bouleversement, ils sont orphelins et désemparés. C’est une remise en cause profonde : « nous-mêmes avons ignoré ». Depuis le Moyen-âge, les hommes de lettres se comparent à des nains perchés sur les épaules de géants. Mais en cette fin de XVIe siècles, les grandes découvertes ont déplacé l’horizon au-delà des limites de cette culture que les humanistes croyaient universelle. Et ce n’est pas tout, car cette découverte en cache peut-être encore d’autres : le pluriel « ses frères » débouche sur un lien de cause : « puisque nous avons ignoré » : un seul aveu d’ignorance remet tout en cause… Montaigne nous invite à une certaine humilité : malgré toutes nos connaissances, la diversité de l’humanité nous échappe encore. La métaphore de l’enfance est donc plus complexe qu’il n’y paraît : d’abord, Montaigne ne parle pas d’un peuple en particulier, mais bien d’un monde, qui est d’abord comparé à un frère cadet, puis un enfant ou un écolier, et finalement, un bébé qui vient de naître « tout nu dans le giron de sa mère ». L’image est en mouvement, elle n’a rien de définitif. Que manque-t-il alors à ce Nouveau Monde selon Montaigne ? Les lettres, les poids, les mesures, les vêtements, le blé, la vigne… C’est une gradation (une augmentation en intensité) : on s’oriente progressivement vers des éléments de plus en plus matériels : des techniques, des outils et leurs résultats, mais rien de ce qui importe réellement aux yeux de Montaigne : les valeurs morales. La jeunesse de ce Nouveau Monde représente alors surtout pour Montaigne une certaine proximité avec les origines, une rencontre avec la simplicité et une pureté qui caractérisait Anciens. |
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(Les Essais de Montaigne, Notre monde, partie 2)
Si nous jugeons bien de notre fin prochaine, comme Lucrèce le faisait pour la jeunesse de son temps, cet autre monde ne fera que venir au jour quand le nôtre en sortira. L’univers tombera en paralysie : l’un de ses membres sera perclus et l’autre en pleine vigueur.
J’ai bien peur que nous n’ayons grandement hâté son déclin et sa ruine par notre contagion, et que nous lui ayons fait payer bien cher nos idées et nos techniques. C’était un monde encore enfant, et pourtant nous ne l’avons pas dressé ni plié à nos règles par la seule vertu de notre valeur et de nos forces naturelles, et nous ne l’avons pas conquis par notre justice et notre bonté, ni subjugué par notre magnanimité. | C’est le début d’un raisonnement, avec la conj de subordination : « si » introduit une hypothèse (qui est aussi une condition) si je ne me trompe pas dans cette supposition, alors nous courons à la paralysie. Le discours de Montaigne prend en compte son interlocuteur, l’invite à suivre les détours de sa pensée. Et en effet, la métaphore a évolué, regardez : alors que chaque monde était un corps distinct « doté de membres », ils sont devenus les membres d’un même univers. « L’un de ces membres / l’autre». Quand on regarde l’ordre des sujets, la complémentarité des deux mondes est bien visible : d’abord « cet autre monde » ensuite « le nôtre », ensemble, ils forment « l’univers ». Avec cette image, Montaigne prend du recul pour voir le tableau dans son ensemble. C’est intéressant, parce qu’on entre dans une vision où les différents peuples appartiennent à un même corps, une même humanité, et doivent fonctionner en harmonie pour que l’univers soit en bonne santé. Mais, bien sûr, ce n’est pas du tout ce qui se produit : les deux mondes se confrontent sans cesse. Le Nouveau Monde du côté de la vigueur, de la jeunesse, il vient à peine de naître (venir au jour) tandis que l’Ancien monde est au contraire proche de « la fin » en train de « sortir » hors de la lumière du jour. Ce sont des antithèses : des termes qui s’opposent. On peut même parler de chiasme ici, parce que les termes sont organisés en miroir, regardez : « notre fin » renvoie à « sortir » tandis que la « jeunesse » renvoie à « venir au jour ». Ce qui est frappant, c’est que l’idée de jeunesse est encadrée et comme étouffée par la vieillesse et la mort. La pensée de Montaigne s’oriente vers une remise en cause de la notion de progrès. l’accusation de Montaigne est particulièrement longue : on reconnaît bien ici le style des Essais, où les pensées s’enchaînent avec des liens logiques qui se situent à des niveaux syntaxiques différents. C’est ce qu’on appelle une polysyndète : l’accumulation de conjonctions de coordination. Montaigne devient en quelque sorte un procureur qui énumère des crimes. Ici encore, c’est la rencontre entre les deux mondes qui est visée : dresser … plier à nos règles … conquérir … subjuguer … » Ce sont d’ailleurs des verbes un peu différents dans la version originale : « fouetter … soumettre à la discipline … pratiquer » Ces verbes sont révélateurs : Montaigne insiste bien sur cette idée de dressage, qui s’applique à des animaux plutôt qu’à un enfant ou un jeune frère… Et ce faisant, il réaffirme bien l’appartenance des peuples d’Amérique à l’humanité. Avec ces nombreuses négations, Montaigne poursuit sa logique de la litote (atténuer pour dire plus). Il nous met de son côté : pas de vertu, pas de valeur dans l’usage de la force, pas de justice ni de bonté, pas de magnanimité. C’est un constat particulièrement accablant, mais suffisamment abstrait pour inviter son lecteur à se rappeler des massacres qui ont accompagné la découverte du Nouveau Monde… Tout ce passage, qui décrit une sorte de pédagogie à l’envers, fait bien ressortir en creux les réflexions des penseurs humanistes du XVIe siècle sur l’éducation : l’exigence de vertu est accompagnée de magnanimité, c’est à dire d’indulgence. La force naturelle n’a de sens qu’à travers les valeurs de justice |
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(Les Essais de Montaigne, Notre monde, partie 3)
La plupart de leurs réponses et des négociations faites avec eux témoignent qu’ils ne nous cédaient rien en clarté naturelle de l’esprit, ni en pertinence. L’étonnante magnificence des villes de Cuzco et de Mexico, et notamment, les jardins de ce roi où les arbres, les fruits et les herbes [...] étaient en or ; son cabinet de curiosités contenant toutes les espèces animales de leurs contrées et de leurs mers ; la beauté de leurs ouvrages [...] montrent bien qu’ils n’étaient pas moins habiles que nous. Quant à la dévotion, l'honnêteté, la bonté, la libéralité, la franchise, il nous a été bien utile d’en avoir moins qu’eux : ces qualités les ont perdus. | Cette structure du paragraphe en trois longues phrases révèle bien une thèse en trois temps : d’abord l’intelligence « ils ne nous cèdent rien en clarté d’esprit » puis, les compétences techniques « ils n’étaient pas moins habiles que nous ». Et enfin, ce que Montaigne ne perd jamais de vue… les qualités morales, qu’il va énumérer dans la dernière phrase. Le comparatif d’infériorité participe bien à cette mise en scène des arguments, regardez : il est d’abord nié pour mieux renverser les idées reçues sur les peuples du Nouveau Monde : « pas moins grand … pas moins habiles ». On est pour l’instant dans une stratégie de défense. « Ils ne nous cèdent rien » va dans le même sens : cette négation conteste l’idée d’infériorité. Mais dès qu’on aborde les questions morales, Montaigne reprend ce même comparatif d’infériorité pour, cette fois, accuser l’Ancien Monde : « il nous a été bien utile d’en avoir moins qu’eux ». La stratégie est d’autant plus efficace qu’elle a été préparée longtemps à l’avance. « Ils ne nous cèdent rien » n’était pas le premier choix de Montaigne : sur l’exemplaire de Bordeaux, on voit très nettement une note manuscrite. Cette correction montre bien qu’il insiste sur une qualité purement naturelle : cette clarté de l’esprit n’est justement pas communiquée par les explorateurs qui sont venus avec leurs techniques et leurs idées. Et voilà pourquoi ce passage est particulièrement central dans le chapitre « Des Coches » : pour illustrer ces trois éléments, intelligence, habileté, qualités morales, Montaigne va sans cesse reprendre divers récits d’explorateurs comme L'Histoire d'un voyage fait en la terre du Brésil de Jean de Léry. En mettant ainsi les animaux dans une catégorie à part, Montaigne inclut sans ambiguïté les peuples d’Amérique dans l’humanité. C’est d’ailleurs l’une des conclusions de la controverse de Valladolid, qui se déroule en Espagne en 1550. En reconnaissant une âme aux indiens d’Amérique, mais sans la reconnaître aux peuples d’Afrique, ces conclusions auront des répercussions historiques énormes, et pour le coup, littéralement épouvantables. Par ailleurs, avec ce cabinet de curiosités, Montaigne pense certainement aux bestiaires qui évoluent à son époque : de moins en moins symboliques, ils témoignent d’une volonté de plus en plus perceptible de réaliser une somme de connaissances : on s’oriente déjà vers le projet encyclopédique qui sera celui des philosophes des Lumières au siècle suivant... Notre passage se termine par l’énumération des qualités morales : la dévotion, l’honnêteté (dans la version originale l’observance des lois), la libéralité, la franchise. Ces noms communs sont tous mélioratifs, c’est-à-dire connotés positivement, mais en plus, il sont organisés en gradation, du plus faible degré de liberté (la dévotion et le respect des lois) au plus haut degré de liberté (la générosité et la franchise (qui a un sens encore particulièrement fort au XVIe siècle). Dans cette dernière phrase, Montaigne veut toucher le sens de la justice de son lecteur. Et pourtant, la prophétie apocalyptique de Montaigne concernait autant les autochtones que les conquérants. Pour lui, c’est l’humanité entière qui est précipitée vers sa fin par ces massacres. Et voilà pourquoi ce mot « utile » est teinté d’ironie (il laisse entendre l’inverse de ce qu’il dit). La réussite des conquérants n’est qu’un sursis avant la paralysie complète du monde… |
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(Les Fables de La Fontaine, La cigale et la fourmi, partie 1)
La cigale, ayant chanté
Tout l’été,
Se trouva fort dépourvue
Quand la bise fut venue :
Pas un seul petit morceau
De mouche ou de vermisseau.
| Dès les premiers vers, la fable frappe les esprits : elle est entièrement en heptasyllabes (des vers de 7 syllabes). C’est très rare au XVIIe siècle, où tous les genres sont codifiés, notamment la tragédie toujours rédigée en alexandrins. La Fontaine trouve donc une certaine liberté dans la fable, qui va lui permettre de varier les manières de raconter des histoires Ok, il n’y a pas beaucoup de règles dans la fable, mais il faut au moins suivre le premier précepte d’Horace : instruire et plaire. On va voir que quand La Fontaine prend des libertés avec l'écriture, c'est pour mieux suivre ce précepte. L’hiver est désigné indirectement par la bise : un vent froid, sec et rapide… C’est une métonymie, un glissement de sens par proximité. Cela crée un effet de mouvement : la succession des saisons, la sensation de froid arrivent avec le verbe venir qui souligne les fricatives F et V . Le retour d’un son consonne, c’est ce qu’on appelle une allitération. L’adjectif « dépourvu » indique déjà un dénuement extrême avec le préfixe privatif : du coup, l’adverbe d’intensité est de trop ici, c’est un pléonasme, la répétition d’une même idée. En fait, ça permet à La Fontaine de créer une hyperbole, un effet d’exagération. Le dénuement de la cigale est total. D’ailleurs, on entend bien « nue » à la rime : ce jeu sonore justifie bien la rime pauvre (un seul son en commun) : la musicalité du vers illustre parfaitement la pauvreté de la cigale. D’ailleurs, tout est fait pour nous faire partager la détresse de la cigale ici : un morceau, c’est un débris, un reste. Un petit morceau, c’est encore moins que ça, une miette. Une miette de quoi ? d’une mouche, voire même d’un vermisseau, avec le diminutif qui réduit encore la portion. En plus, le morceau est séparé de son complément du nom, comme s’il était lui-même disloqué. Et de toutes les façons, la négation vient tout annuler, c’est une phrase nominale, une phrase sans verbe, ce qui accentue la brutalité de la négation. Vous savez certainement que pour cette fable, comme pour beaucoup d’autres, La Fontaine s’inspire d’un auteur de l’antiquité, Ésope, qui écrivait en grec vers le VIe siècle avant J.-C. C’est donc intéressant de jeter un coup d’oeil à la version originale, qui commence comme ça : C’était en hiver ; leur grain étant mouillé, les fourmis le faisaient sécher. Une cigale qui avait faim leur demanda de quoi manger. Première grosse différence : Ésope commence avec les fourmis, tandis que La Fontaine commence avec la cigale qui meurt de faim : il renverse complètement le point de vue de départ. Autre différence : dans la fable d’Ésope, la cigale est indéfinie, alors que chez La Fontaine, le premier mot de la fable est un article défini : cette cigale a une importance particulière aux yeux du fabuliste, elle prend une dimension symbolique beaucoup plus complexe que chez Ésope, vous allez voir comment. C’est une cigale qui mange des mouches et des vermisseaux : on est loin d’une nourriture humaine ! Mais on est loin aussi du régime des cigales, qui se nourrissent de la sève des arbres ! Qu’est-ce que cela évoque, pour un contemporain, cette cigale sur le point de mourir de froid ? Au XVIIe siècle, la France est frappée par une petite ère glaciaire, les hivers sont particulièrement rudes. En plus, Louis XIV réquisitionne de grandes quantités de vivres pour augmenter la taille de ses armées. Ainsi, cette cigale imprévoyante peut représenter une nation entière, un pays appauvri par l’imprévoyance de son roi. Les fables de La Fontaine parlent à tout le monde, mais elles parlent aussi au roi. |
Analyse ce passage :
(Les Fables de La Fontaine, La cigale et la fourmi, partie 2)
Elle alla crier famine
Chez la fourmi, sa voisine,
La priant de lui prêter
Quelque grain pour subsister
Jusqu’à la saison nouvelle.
— Je vous paierai, lui dit-elle,
Avant l’oût, foi d’animal,
Intérêt et principal.
| En effet, à l’époque, on rapproche volontiers la fonction morale de la fable à celle de la parabole, comme on en trouve dans la bible. Vous savez que la France du XVIIe siècle est très imprégnée de morale chrétienne... Du coup, quand La Fontaine montre la cigale faire un emprunt au lieu de demander la charité, c’est très étrange. Normalement, le mendiant dit « à votre bon cœur, Dieu vous le rendra » et pas « je vous paierai intérêt et principal. » Avec cet effet de surprise, vous voyez que la question de la charité brille par son absence. D’autant que La Fontaine choisit des mots qui font allusion à la religion : la cigale « prie » la fourmi… « sa voisine ». On est très proche de la parabole du bon samaritain que Jésus donne en exemple pour illustrer l’amour du prochain, et donc, de son voisin. D’ailleurs, « un grain » à l’échelle de l’insecte, autant dire que c’est un morceau de pain — qui est sous forme de boule à l’époque (c’est de là que vient le terme de boulangerie). Le pain quotidien accordé aux nécessiteux, c’est évidemment un lieu commun de la morale chrétienne présente dans tous les esprits. En plus, la mendicité est bien un sujet d’actualité à l’époque où écrit La Fontaine. Entre 1656 et 1672, la pauvreté est tellement répandue que Louis XIV publie une série de décrets pour punir les vagabonds, qui sont soit enfermés, soit envoyés aux travaux forcés, soit simplement mis à mort. En abordant ces thèmes graves, avec des symboles universels, La Fontaine critique indirectement le pouvoir et la société de son époque. En même temps, quand il remplace la question de la charité par celle de l’emprunt, La Fontaine ne donne raison à aucun de ses protagonistes. D’abord, la cigale semble peu digne de confiance. Elle utilise un futur « Je vous paierai », elle repousse l’échéance « Avant l’oût », c’est à dire, avant les moissons, qui est en plus rejeté en fin de phrase après un enjambement. Pour La Fontaine, ce n’est clairement pas une bonne idée de s’endetter, ni pour une cigale, ni pour un humain, ni pour un État. Et bien sûr, on peut voir derrière cette cigale dispendieuse, les fastes de la cour à Versailles qui sont bien éloignés de la sagesse des campagnes. Mais en même temps, la cigale reste humble, elle promet de rendre ce qu’elle emprunte. Elle demande très peu « Quelque grain ». L’article indéfini introduit un nom singulier : un seul grain, qui lui permettra de subsister sur une longue période « jusqu’à la saison nouvelle ». La Fontaine joue sans cesse avec les deux points de vue, celle qui emprunte, et celle qui prête. Le mot « subsister » est particulièrement évocateur, d’un point de vue étymologique : il provient du latin sisto (se tenir, tenir bon, consolider), mais le préfixe « sub- » vient réduire et soustraire. La cigale demande seulement le minimum pour survivre avec peine. Enfin, l’expression « foi d’animal » est particulièrement ambiguë. On peut l’interpréter à charge, en disant, avec le philosophe René Descartes, que l’animal n’a pas d’âme : du coup la cigale jure sans prendre le risque de la damnation éternelle. Pour La Fontaine, la foi de l’animal n'est donc pas si sujette à caution… La cigale compte-t-elle rembourser la fourmi ? Il suffit de savoir que les deux sont voisines. Malgré tout, La Fontaine semble avoir une certaine sympathie pour la cigale. |
Analyse ce passage :
(Les Fables de La Fontaine, La cigale et la fourmi, partie 3)
La fourmi n’est pas prêteuse :
C’est là son moindre défaut.
— Que faisiez-vous au temps chaud ?
Dit-elle à cette emprunteuse.
— Nuit et jour à tout venant
Je chantais, ne vous déplaise.
— Vous chantiez, j’en suis fort aise !
Eh bien, dansez maintenant.
| La fable se termine avec un dialogue très vif : Les incises disparaissent pour laisser la place uniquement aux répliques, qui s’enchaînent rapidement : au théâtre, on parle de stichomythies. En plus, l’alternance des pronoms personnels de première et deuxième personne crée un rythme très vivant : le lecteur qui assiste à la scène voit les personnages s’animer devant lui. Les deux personnages s’expriment très différemment. La cigale montre un certain savoir vivre : elle « prie » la fourmi, avec des formules de politesse « ne vous déplaise ». Malgré sa situation de mendicité, l’attitude mesurée de la cigale est plus proche de l’idéal de l’honnête homme tel qu’on le valorise à la cour. La fourmi est à l’opposé de ces attentes. D’abord, elle emploie l’impératif et le sarcasme : un reproche fait de manière ironique. Sans préambule, elle pose une question dont elle connaît d’avance la réponse, une question rhétorique qui empêche de fait tout échange. Pour les lecteurs de La Fontaine, qui vivaient quotidiennement sous l’étiquette de la cour, cette rudesse était très bourgeoise : la fourmi ne pouvait pas attirer la sympathie. « La fourmi n’est pas prêteuse » ce serait une qualité ? On ne peut pas dire ça, parce que si le prêt est mal vu, c’est justement parce qu’il ne saurait remplacer la charité… Ici, le fabuliste intervient de manière exceptionnelle, comme en voix off, pour faire un jugement de valeur « c’est là son moindre défaut ». Comment comprendre ce vers ? Je vois 2 possibilités. Soit on l’interprète littéralement : « ce n’est qu’un tout petit défaut, après tout », soit on l’interprète comme une litote : une double négation qui renforce le propos : « c’est là sa plus grande qualité ». Dans les deux cas, vous voyez que la formule est ironique : elle laisse entendre l’inverse de ce qu’elle dit. Il est serait hypocrite de se considérer comme vertueux pour cette raison. Le vrai défaut est de manquer du sens de la charité, de n’être pas un mécène des arts comme Fouquet. La Fontaine adresse peut-être là un message trop ambigu à Colbert, qui ne lui accordera jamais de pension. Le verbe « chanter » est répété sous des formes différentes par les deux protagonistes, c’est ce qu’on appelle un polyptote. On voit bien que les deux personnages mettent un sens différent sous le même verbe. Pour la cigale, « chanter » c’est une activité noble, désintéressée, un cadeau qui profite à tout le monde. Pour la fourmi, ce n’est qu’une activité oisive et improductive. « À tout venant » signifie « pour toutes les personnes qui passent ». Et en effet, si la cigale ne gagne rien avec son chant, c’est qu’elle le dispense gracieusement. « Nuit et jour » : elle ne ne compte pas. Rien qu’avec ce vers, La Fontaine montre bien l’ambivalence morale de sa petite histoire : la cigale est beaucoup plus proche des valeurs de la noblesse de l’époque, qui justement n’exerce pas de métiers rémunérateurs. Dans ce dernier vers, « chanter » devient « danser ». C’était une image courante à l’époque : « danser » était utilisé pour parler des pendus, ou même des suppliciés sur la roue. Cette fable se trouve juste avant « Le corbeau et le renard » : si la pitié inspirée par la cigale n’aura servi à rien, la flatterie du renard sera plus efficace… Mais est-ce que pour autant La Fontaine encourage les courtisans à flatter le roi pour obtenir des faveurs ? On voit bien déjà que, loin de prescrire des comportements systématiques, La Fontaine invite son lecteur à utiliser sa sensibilité et son esprit critique pour mieux se guider dans le monde des humains, qui est parfois plus cruel que le monde des animaux. |
Analyse ce passage :
(Les Fables de La Fontaine, Le corbeau et le renard, partie 1)
Maître Corbeau, sur un arbre perché,
Tenait en son bec un fromage.
Maître Renard, par l’odeur alléché,
Lui tint à peu près ce langage :
| D’abord, selon les versions, on a une majuscule au nom des animaux, qui devient comme un nom propre. Les animaux sont anthropomorphes (ils prennent la forme d’être humains). Par exemple, ils ont un titre honorifique : « Maître corbeau … Maître renard »... Qu’est-ce que ça veut dire ? Quand on regarde le littré, il y a déjà plein de sens différents au XVIIe siècle... On va en retenir 3. D’abord, le Maître, c’est l’avocat : La Fontaine connaît bien ce métier, il a lui-même fait des études de droit. Le corbeau avocat, c’est déjà une caricature : les deux ont la robe noire en commun. Or vous savez que le plumage aura son importance par la suite ! L’avocat, c’est aussi un professionnel du langage : et en effet, le Renard parvient à ses fins en utilisant la flatterie. Mais surtout, parler des avocats, c’est une manière détournée de parler des courtisans, qui sont tous plus ou moins des avocats d’eux-mêmes. Quand La Fontaine donne une profession à ses animaux, c’est un double détour pour parler de la société humaine et en particulier de la cour de Louis XIV. Ensuite, le maître, c’est le maître d’école : et en effet à la fin, le Renard prétend donner une leçon au Corbeau. Il joue sur les mots : la tromperie n’est pas une leçon ; par contre, la fable en elle-même est bien une leçon, que le lecteur peut mettre à profit sans subir la tromperie. Enfin, le maître, c’est celui qui commande, celui qui entre en possession d’un territoire, d’un titre, etc. C’est justement l’enjeu de cette fable : le renard veut se rendre maître du fromage possédé par le corbeau. On voit bien alors la valeur symbolique du fromage : il peut représenter n’importe quel objet de convoitise des humains. Les deux animaux sont mis en scène de manière parallèle : le même rythme, un décasyllabe, un octosyllabe, avec un complément circonstanciel de 6 syllabes à la rime, C’est ce qu’on appelle un parallélisme : la répétition d’une même construction syntaxique. À chaque fois, le verbe est retardé, c’est un enjambement : la phrase est prolongée d’un vers à l’autre, cela crée un effet de suspense. Le début de la fable est un peu comme une scène d’exposition au théâtre, la présentation des personnages permet de mieux mettre en valeur le noeud de l’intrigue situé tout juste entre les deux. On se doute que cet équilibre entre les deux personnages va bientôt basculer. Le même verbe est utilisé pour les deux animaux : « tenir » à l’imparfait est ensuite employé au passé simple : c’est ce qu’on appelle un polyptote : un même mot décliné sous des formes différentes. Celui qui déclenche l’action, c’est bien le renard, qui prend donc tout de suite l’ascendant sur l’autre personnage. Le corbeau est « sur un arbre perché », c’est symbolique, il a une position élevée, que le renard ne peut pas atteindre. Mais le renard, lui, est « alléché », comprenez : il a plein d’ambition. On voit bien comment la morphologie des animaux représente des qualités morales : comment un courtisan ambitieux peut-il obtenir un poste élevé sans avoir les qualités nécessaires ? L’arbre est montré avant même le fromage : le regard du lecteur suit celui du renard. Tous nos sens sont mobilisés : le goût, l’odeur… Les verbes sont particulièrement tactiles, la scène est visuellement verticale, il ne manque plus que l’ouïe, qui sera mobilisée avec le langage du renard. C’est bien la parole qui fait progresser l’intrigue. En gardant ce fromage, La Fontaine va impliquer ses lecteurs. La viande crue est trop proche du régime des animaux. Le fromage au contraire est un aliment transformé, prêt à être consommé. La morale qui introduit la fable révèle bien aussi que ce détour par les animaux n’est qu’un prétexte pour parler des hommes. |
Analyse ce passage :
(Les Fables de La Fontaine, Le corbeau et le renard, partie 2)
« Hé ! bonjour, monsieur du Corbeau.
Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !
Sans mentir, si votre ramage
Se rapporte à votre plumage,
Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois. »
| La tirade du Renard commence par une interjection « Hé » : La Fontaine n’hésite pas à utiliser un langage oral, il rapproche ainsi la fable du théâtre, et en effet, le Renard est en quelque sorte un acteur qui dit sa réplique. C’est le thème baroque du theatrum mundi : le monde est un théâtre où chacun joue un rôle ; il faut déjouer les apparences pour mieux atteindre la vérité cachée. Comment le flatteur parvient-il à toucher l’orgueil de son interlocuteur ? D’abord, il le met au centre de son discours avec la deuxième personne du pluriel. Ensuite, il lui attribue un titre de noblesse : « monsieur du corbeau » : cette particule fait passer l’avocat pour un marquis ou un comte… Le corbeau est d’autant plus ridicule que la flatterie est très visible. Le renard en fait trop : deux phrases exclamatives dans le même vers. Ce sont en plus deux hémistiches qui forment un alexandrin (un vers de douze syllabes) réservé aux genres les plus élevés : le renard s’improvise poète, avec les assonances (retour de sons voyelles) en O qui miment l’admiration. Le flatteur utilise les ressources poétiques du langage, mais d’une manière excessive. Les intentions du Renard sont transparentes. D’abord, il dit lui-même « sans mentir » : c’est bien la précaution des menteurs, de commencer par insister sur leur sincérité. Ensuite, il utilise comme malgré lui des rimes en -mage : au fond, il n’arrête pas de penser au fromage, au point que les sonorités contaminent tout son discours. Dans ce passage, on peut dire que le ridicule touche autant le discours artificiel du flatteur que l’aveuglement de celui qui est flatté. Pour mieux tromper le corbeau, le renard organise ses compliments en gradation (une augmentation en intensité), regardez. D’abord de simples adjectifs, ensuite des noms, et enfin carrément une image mythologique : le phénix, c’est un oiseau légendaire, immortel, qui renaît de ses cendres, il est même rattaché au culte du soleil dans plusieurs civilisations. Ce dernier vers sur le phénix est aussi un alexandrin, avec un vocabulaire plus élevé : on se rapproche d’un registre héroï-comique (un style noble pour parler d’un sujet bas) l’admiration forcée du renard contredit la réalité du plumage du corbeau. On rejoint le théâtre : il faut se représenter les personnages pour bien percevoir le comique de situation. Le renard montre le décor, avec un démonstratif « ces bois », comme si les animaux étaient les « hôtes » (c'est-à-dire, les invités) dans un grand palais. On pense immédiatement aux courtisans qui habitent Versailles. La flatterie n’est pas le fait des animaux, mais bien des hommes. Le « ramage », c’est le chant des oiseaux. Le renard lui dit : si votre chant est aussi beau que votre apparence, alors vous êtes aussi extraordinaire qu’un oiseau mythologique ! La beauté extérieure du plumage est mise en rapport, de façon comique, avec une étrange beauté intérieure, la voix : le compliment reste superficiel. Ensuite, c’est drôle parce que le renard se contente de mettre les deux éléments en parallèle à la rime : en réalité, il ne prend pas la peine de mentir... Le croassement du corbeau est comparable son plumage : ils sont lugubres tous les deux. L’orgueil du corbeau est moqué, non pas simplement par souci moral, mais parce qu’il le rend vulnérable à la flatterie. Quand La Fontaine réécrit la fable, il préfère remplacer le roi par une image mythologique plus éloignée du contexte contemporain. Mais cette distance ne l’empêche pas de parler indirectement du roi, flatté par ses courtisans : le phénix est un oiseau solaire, pas très éloigné du culte de la personnalité développé autour de Louis XIV. |
Analyse ce passage :
(Les Fables de La Fontaine, Le corbeau et le renard, partie 3)
À ces mots le corbeau ne se sent pas de joie ;
Et, pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.
| « À ces mots » on est en plein milieu de la fable, c’est le moment où l’intrigue bascule : le corbeau est perdu par son émotion, la joie, qui n’est autre que son excès d’orgueil. Dans la fable comme au théâtre, le langage est un événement en soi : ce sont bien les mots qui font avancer l’intrigue. Ici, on trouve des rimes en OI sur 4 vers, qui nous font carrément entendre le croassement du corbeau. Dans la première version, Ésope est beaucoup plus direct, et parle de grands cris. La Fontaine les intègre musicalement dans son vers. « sa belle voix » : on peut se demander qui prend en charge l’adjectif « belle » ? Si c’est le fabuliste, alors il fait ici une antiphrase ironique (il laisse entendre l’inverse de ce qu’il dit) : le croassement du corbeau n’a rien de beau. On peut aussi penser que c’est une pensée du corbeau lui-même, illusionné par les flatteries : en riant de cet aveuglement, le lecteur se retrouve impliqué dans la morale de la fable. Après les assonances (répétition de sons voyelles) en A , très ouvertes, le Renard est au contraire associé à des assonances en I très fermées : « le renard s’en saisit et dit ». Si le corbeau était incapable de parler la bouche pleine, au contraire le renard n’est pas du tout gêné pour faire sa leçon avec le fromage dans la bouche : la parole est du côté de celui qui manipule, mais aussi de celui qui enseigne. Au XVIIe siècle, « flatteur » rime avec « Monsieur » : les animaux représentent bien des types humains. La Fontaine cible des défauts universels, qui peuvent concerner n’importe quelle classe sociale. Dans notre fable, c’est donc le trompeur qui prend en charge la morale, au discours direct avec les guillemets. La formule de politesse « Mon bon Monsieur » est ironique, parce qu’il utilise tout de suite un mode impératif peu respectueux : le corbeau subit une leçon donnée de force. Mais grâce à la fable, ce n’est pas le cas du lecteur, qui peut mettre à profit cette leçon sans la recevoir directement. Le renard fait semblant de monnayer sa leçon : c’est un clin d'œil du fabuliste à son lecteur : la fable nous permet d’apprendre la leçon sans avoir à le payer d’un fromage. L’art du récit nous permet de tirer profit d’une expérience de fiction. La fable est ce qu’on appelle un apologue : le récit n’est qu’un support pour faire passer un message moral ou philosophique. Dans l’antiquité, Platon défend les philosophes contre les sophistes, qu’il accuse de manier le langage pour dire tout et son inverse, et de monnayer leurs leçons La morale est entièrement au présent de vérité générale : pour parler d’une action vraie en tout temps : « Tout flatteur vit … celui qui l’écoute ». Les deux protagonistes : le corbeau et le renard, sont remplacés par des notions abstraites et générales : tout flatteur (avec l’article indéfini), et celui qui écoute (avec la subordonnée relative qui définit son propre antécédent). Ce sont des procédés typiques des maximes, comme on les trouve par exemple chez La Rochefoucauld, un célèbre moraliste contemporain de La Fontaine. Et c’est vrai que le corbeau n’a pas le beau rôle dans cette fable. D’abord, il est privé de toute parole : on ne l’entend que dans les assonances en A , ou au discours indirect : les paroles rapportées sont reformulées par le narrateur. « Il jura qu’on ne l’y prendrait plus ». La mise en scène fait du corbeau la cible de toutes les moqueries. Le dernier verbe « prendrait » est au conditionnel, et pas à l’indicatif. Il y a donc implicitement une condition pour ne pas être pris à la flatterie : il faut connaître ses propres limites… |
Analyse ce passage :
(Les Fables de La Fontaine, La grenouille qui veut se faire aussi grosse que le boeuf, partie 1)
Une grenouille vit un bœuf
Qui lui sembla de belle taille.
Elle, qui n’était pas grosse en tout comme un œuf,
Envieuse, s’étend, et s’enfle, et se travaille
Pour égaler l’animal en grosseur ;
| La fable, c’est un poème et c’est en même temps un récit : du coup, La Fontaine utilise les procédés des deux genres, regardez : les rimes croisées correspondent bien à la situation initiale dans le schéma narratif. Alors qu’on était au passé (imparfait et passé simple), on passe soudainement au présent de l’indicatif : ça permet d’introduire l’élément perturbateur, vers le nœud de l’intrigue. Les deux animaux sont mis en relation dès le premier vers, avec en plus un jeu sur les rimes : la grenouille est rejetée toute seule en tête de phrase, comparée à un œuf, qui est aussi de petite taille, mais qui rime ironiquement avec le mot boeuf. Cette opposition est aussi un lieu commun... On la trouve dans des expressions populaires par exemple : « qui vole un oeuf vole un boeuf » qui vole une petite chose pourrait tout aussi bien voler une grande chose. On retrouve cette même opposition dans la syntaxe, regardez : les deux subordonnées relatives s’opposent : celle qui définit le boeuf occupe naturellement 2 vers avec un enjambement (la phrase se prolonge sur plusieurs vers) alors que la subordonnée qui décrit la grenouille tient tout entière sur le même vers. Les deux animaux représentent bien une opposition universelle : le petit qui regarde le grand. Mais ça va plus loin : en fait, la subordonnée de la grenouille provoque aussi un enjambement, mais juste pour retarder les verbes « étendre … enfler … se travailler » : la phrase est comme allongée de manière artificielle. En plus, les allitérations (retour de sons consonne) en S illustrent bien ce gonflement factice. Les effets poétiques dénoncent déjà des apparences trompeuses. L’adjectif « Envieuse » se retrouve en tête de vers avec en plus une diérèse qui allonge le mot : les deux voyelles qui se suivent sont comptées dans deux syllabes séparées. C’est un thème bien connu des moralistes : l’envie est un défaut humain universel. En plus au XVIIe siècle, les esprits sont imprégnés d’une morale chrétienne, où l’envie est considérée comme un péché capital, c’est à dire qu’il provoque d’autres fautes. Saint Thomas d’Aquin en fait notamment une longue description dans sa Somme Théologique. Avec ce mot, on passe d’une situation qui met en scène deux animaux, à une véritable satire des défauts humains : les petits veulent parfois égaler les grands, les puissants. Les images prennent alors une deuxième signification symbolique : « l’oeuf » représente un rang social modeste (c’est d’ailleurs un aliment de base à l’époque) tandis que la « belle taille » et la « grosseur » du boeuf représentent la richesse. On dit que la fable est un apologue : le récit ne sert qu’à illustrer une idée philosophique ou morale. Le verbe « enfler » permet alors de construire une métaphore filée : la grenouille représente un prétentieux qui en fait trop… Sa vantardise ressemble à du vent qui le gonfle artificiellement : en fait, ce n’est que du vide. Et c’est vrai que la grenouille mâle possède un sac vocal qui peut se gonfler, pour produire des coassements plus sonores lors de la parade nuptiale. Le gonflement de la grenouille n’est donc qu’une apparence vide de sens : voilà pourquoi c’est surtout la vue qui est mobilisée dans ce début de fable : « voir … sembler … grosse … grosseur … taille ». La Fontaine ne critique pas tant l’ambition de la grenouille que les moyens artificieux, et sa motivation première : le sentiment déraisonnable d’envie. |
Analyse ce passage :
(Les Fables de La Fontaine, La grenouille qui veut se faire aussi grosse que le boeuf, partie 2)
Disant : Regardez bien, ma sœur ;
Est-ce assez ? dites-moi ; n’y suis-je point encore ? —
Nenni. — M’y voici donc ? — Point du tout. — M’y voilà ? —
Vous n’en approchez point. La chétive pécore
S’enfla si bien qu’elle creva.
| Selon les versions, la ponctuation peut varier, mais en tout cas, on passe maintenant au discours direct : les paroles sont rapportées telles quelles, sans modification. On pourrait même parler de stichomythies : les répliques s’enchaînent rapidement, comme au théâtre. La Fontaine fait une véritable mise en scène dramatique. Dans notre schéma narratif, ces répliques rapides prennent la place des péripéties : comme c’est souvent le cas au théâtre, la parole est en soi une action. Ici le verbe « dire » au participe présent inscrit l’action dans la durée : on comprend que plus la grenouille parle, plus elle gonfle, et d’ailleurs, dans la nature, c’est bien ça qui se passe : le grossissement de la grenouille correspond surtout au gonflement de son sac vocal, qui permet l’augmentation du volume sonore de ses coassements. À ce moment de la fable, la parole prend toute la place, c’est visible dans la forme même du texte, regardez : trois alexandrins (donc de 12 syllabes), avec des tirets longs qui allongent encore le vers visuellement, puis un octosyllabe (8 syllabes) qui le raccourcit brusquement. La métrique vient gonfler le texte en même temps que la grenouille, qui se dégonfle ensuite aussi vite qu’elle. L’enjambement du dernier vers souligne encore ce débordement de la phrase qui s’arrête ensuite brusquement. Le verbe « regarder » est bientôt remplacé par le verbe « dire » : celle qui n’était que spectatrice est invitée sur scène pour commenter ce qu’elle voit. Elle est en plus la « sœur » de l’actrice : un terme qu’on emploie plutôt pour des humains. La Fontaine implique son lecteur, il le fait monter sur scène et l’invite à se reconnaître dans ces animaux. « M’y voici … M’y voilà » : La Fontaine place la scène sous nos yeux. D’ailleurs, le pronom adverbial « y » n’a pas d’antécédent bien défini : les linguistes parlent de déictique quand le pronom renvoie non pas à un élément du texte, mais à la situation d’énonciation elle-même. C’est un procédé typique du théâtre : La Fontaine met en scène la fable sous les yeux de son lecteur. Le verbe « être » devient tout de suite le verbe « approcher » dans la réplique de la sœur : ce n’est donc pas tant l’ambition qui est critiquée ici, que l’envie et l’orgueil qui font tomber dans la fausseté. Avec les verbes à l’impératif, elle se met un peu trop sur le devant de la scène, et elle multiplie la première personne du singulier : elle se donne en spectacle. D’ailleurs souvent dans les illustrations de cette fable, le bœuf lui-même assiste à la scène. Le lecteur reconnaît tout de suite un personnage très humain bien représenté chez les moralistes : le prétentieux (du latin prae-tendere, c’est à dire, qui se tend en avant), ou bien l’outrecuidant (de l’ancien français cuider, croire : celui qui se croit plus qu’il n’est), ou encore, le fat (celui qui est niaisement prétentieux), et enfin le vaniteux (du latin vanitas : le vide, la fausseté, la frivolité). Face à la multiplication des questions fermées (qui attendent une réponse positive ou négative uniquement), on retrouve à chaque fois la même réponse : « Nenni … Point du tout … Vous n’en approchez point »… Les négations sont de plus en plus longues comme pour souligner ironiquement l’échec inévitable de la tentative. Les présentatifs vont dans le même sens : d’abord « voici » qui est plus proche, et ensuite « voilà » comme si le but s’éloignait. |
Analyse ce passage :
(Les Fables de La Fontaine, La grenouille qui veut se faire aussi grosse que le boeuf, partie 3)
Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages :
Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs,
Tout petit prince a des ambassadeurs,
Tout marquis veut avoir des pages.
| La morale prend tout de suite un tour universel : « le monde … plein de gens » avec le verbe être au présent de vérité générale pour des actions vraies en tout temps. Le déterminant indéfini « Tout » est répété en tête de vers, c’est ce qu’on appelle une anaphore rhétorique : cela laisse penser que La Fontaine ne fait pas une liste exhaustive : tout le monde est concerné. La Fontaine a déplacé la morale à la fin, et il en profite pour donner trois exemples : le bourgeois, le petit prince, le marquis. Les vers sont de plus en plus courts, comme si la fable se dégonflait à la fin. Mais ces classes sociales ne sont pas hiérarchisées ici : il s’agit bien de garder un sens le plus universel possible. La Fontaine vise tout un chacun à travers la grenouille. La Fontaine traite différemment ces trois exemples. Le bourgeois, comme le marquis, veulent des choses au-dessus de leur condition. Le même verbe est répété deux fois : malgré leur différence sociale, ils sont mis sur le même plan. Par contre, les petits princes possèdent bel et bien des ambassadeurs. La Fontaine se moque tout spécialement de ces petits monarques qui se constituent un appareil diplomatique uniquement pour l’apparence : ils sont trop petits pour être véritablement en contact avec de grands rois. Les verbes sont de plus en plus futiles, regardez : bâtir ce n’est souvent qu’une façade pour montrer sa puissance. Posséder des ambassadeurs inutiles, cela devient absurde. Rêver d’avoir des pages, c’est vouloir jeter de la poudre aux yeux de ses invités. On peut parler d’une gradation : une augmentation en intensité, qui montre la futilité des désirs humains. Ces trois exemples permettent de mieux comprendre la sagesse dont il est question ici : il n’est jamais bon de vouloir paraître ce qu’on n’est pas. Ce n’est pas tant l’ambition qui est critiquée ici, que le vent dont on se gonfle : le masque avantageux que chacun porte pour flatter son orgueil. On retrouve le thème baroque du theatrum mundi : le monde est un théâtre où chacun joue un rôle. En élargissant son exemple aux marquis, La Fontaine met en garde les nobles qui viennent à Versailles : à force de vouloir paraître, certains se retrouvent endettés. |